LA LANGUE FRANÇAISE
Il est des locutions sur lesquelles, par habitude, on ne se retourne plus. Mais il suffit qu’un jour quelqu’un s’étonne pour que, regardées enfin pour ce qu’elles sont, elles nous apparaissent insolites, extravagantes, pour ne pas dire hors de saison.
Un lecteur nous demande pourquoi on tombe malade, ou enceinte. Pour ce qui est de la première expression, rien qui ne s’explique aisément par nos ouvrages de référence : depuis belle lurette, l’Académie nous signale, à l’entrée tomber, que ce verbe, par extension et pour marquer une évolution rapide, signifie « devenir ». Dès la première édition de son Dictionnaire, en 1694 donc, elle mentionne tomber malade parmi nombre d’autres tournures figurées. Mais de tomber enceinte, point. Sauf erreur, il n’y a d’ailleurs trace de cette dernière dans aucune des huit éditions qui suivront.
Et le plus étonnant reste à venir : nous ne l’avons pas davantage trouvée chez Littré, ni même, aujourd’hui, dans le Petit Larousse ou le Petit Robert, que l’on sait ô combien attentifs, pourtant, à épouser l’usage de leurs contemporains ! En regard des quelque deux millions de résultats obtenus en moins d’une seconde sur Google, ce silence est tout simplement assourdissant et ne laisse pas de surprendre.
On plaidera bien sûr, et dans l’incompréhension du moment, l’alignement sur tomber malade. À ceci près que la grossesse, se révélât-elle parfois à risque, n’a rien d’une maladie : l’accouchement est même, les obstétriciens ne se font pas faute de le répéter, le seul geste positif qui soit en médecine, à l’exclusion de tous les autres, lesquels ne sont là que pour remédier à un dysfonctionnement. Et puisque nous évoquions ci-dessus la Toile, il n’est que de la parcourir, même distraitement, pour se voir confirmer que la condition est moins crainte qu’enviée : « Quelles sont les chances d’être enceinte ? » « Comment tomber enceinte le plus rapidement possible ? » « Dix astuces de grand-mère pour tomber enceinte… » Sans aller jusqu’à prétendre que la grossesse soit toujours souhaitée, force est de reconnaître qu’on l’appelle fréquemment de ses voeux !
Partant, quelle justification trouver à l’emploi de ce verbe éminemment péjoratif, qui suggère ici une chute, là une déchéance ? On aimerait se tromper mais, faute de grives, comment ne pas penser aux merles de l’opprobre qui a longtemps pesé sur la femme dès lors que son ventre s’arrondissait sous l’effet de soins extraconjugaux ? La première édition du Dictionnaire de l’Académie, encore elle, abonde en exemples prémonitoires : tomber en faute, en disgrâce, dans le crime, le péché. Faut-il que la grossesse ait été longtemps synonyme de déshonneur chez celle qui avait failli, et l’amour considéré comme une passion dévastatrice (on tombe également amoureux) pour que la langue s’en soit souvenue à ce point !
TOMBER ENCEINTE, COMME HIER TOMBER EN FAUTE ?
«
L’un de mes mots préférés est le mot “considération”, que l’écrivaine Marielle Macé a si bien théorisé. Avoir de la considération pour quelqu’un, c’est non seulement lui manifester des égards, mais c’est aussi le regarder vraiment, avec attention, le reconnaître à la fois comme autre – donc respecter sa différence – et comme une part de soi, un alter ego en somme. J’aime la sonorité de ce mot, le fait que l’on entende la “sidération” que la rencontre avec l’autre peut provoquer. À l’origine, la sidération vient de sideris, les étoiles, et désigne l’influence des astres sur le comportement d’une personne. Dans la considération se mêlent donc le geste de se “pencher sur”, et celui de “s’élever vers”, un balancement entre les hauteurs du ciel et la trivialité de la condition humaine. »