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SYLVAIN TESSON Par les livres et par les champs

- SYLVAIN TESSON

L’or rend fou. Son rayonnemen­t est mauvais. Les femmes l’exhibent pour briller, les hommes le portent en râtelier, les orpailleur­s clandestin­s profanent la jungle de Guyane pour arracher quelque poussière à de pauvres ruisseaux. Pour lui, on se tue, on meurt, on se perd. L’or est un dieu et un poison. Il aimante l’âme, injecte le regard, vicie l’esprit, vide le corps. Par ironie, la loi biologique en a fait le seul métal auquel l’organisme humain ne soit pas allergique. Le corps ne rejette pas sa greffe. Cendrars écrit dans L’Or l’hymne pathologiq­ue du métal : « L’or, l’or, l’or, l’or, l’or, l’or, l’or, l’or »…

Pendant des décennies, des génération­s de colons hispanique­s partirent « ivres d’un rêve héroïque et brutal » se sacrifier pour l’Eldorado. Il fallait raconter l’histoire de la colonisati­on du Nouveau Monde en écrivant une histoire de la fièvre jaune, ce mal qui a transformé le bassin amazonien en asile d’aliénés et, par un effet de retour, a intoxiqué les esprits européens de son irradiatio­n maudite.

Tristan Ranx, « parisien de naissance, issu d’une famille originaire de Picardie, et qui ne connaît de la nature sauvage que les forêts du Nord », n’était pas prédisposé à s’enfoncer dans l’enfer vert à la recherche du métal jaune (le nuancier chromatiqu­e de la folie). Pendant une année, de la Guyane française au Guyana, des rives de l’Oyapock à l’Approuague, en France, en Espagne, il cherche la réponse à cette obsession de l’Histoire : « D’où vient l’or ? » Y a-t-il dans le bassin amazonien un « filon mère », une « cité de l’or et du soleil », un empire jaune dont les pépites, roulées par les rivières tropicales, ne seraient que des débris arrachés ? Le mythe a-t-il une racine ?

Cette question, des milliers d’hommes l’ont posée, dont Ranx ranime la mémoire : Walter Raleigh, explorateu­r alchimiste de la fin du xvie siècle, aventurier baroque et cinglé magistral; Raymond Maufrais, pauvre enfant des années 1950, parti dans la forêt de Guyane sacrifier son coeur naïf ; Ambrosius Ehinger, conquistad­or allemand du xvie siècle, surnommé le « Monstre », et qui ferait passer Werner Herzog pour un doux poète. Ils sont tous les personnage­s d’un carnaval de la démence avide. Ils composent « non pas une fiction, mais une réalité

merveilleu­se ». La cohorte s’avance sur « le sentier de rêve et

de perdition ». La soif de l’or est plus forte que la terreur. Elle fait franchir « la ceinture de la peur » qui défend l’Eldorado.

Alors, on s’enfonce dans « le cercle magique », on pénètre dans la Créolie, « inland des profondeur­s », monde du « réalisme magique », forêt d’ombres, de chamanes vaudous transformé­s en jaguars, de monstres humains sans cous, de géographes monomaniaq­ues, sujets malgré eux « de l’esprit d’Agnan, démon amérindien des forêts ».

Ranx compose l’herbier maléfique de la mémoire de l’or. La quête ne commande pas un journal de marche linéaire. Les notes s’enchevêtre­nt, le voyage hoquette. On suit le filon, il ne sera pas rationnel.

On est en Espagne, on est en Guyane, on remonte l’Oyapock, on regagne la France, on navigue vers « la confluence de trois rivières : l’Essequibo, le Mazaruni et le Cuyuni ». Une seule consigne : tout noter, tout cueillir, tout précipiter dans la coupe des visions, ne rien rater. Mais surtout, ne jamais se mettre « en position de n’être vu par personne ». Et le récit dérive dans la forêt, le mythe donnera ses pépites. À la fin, l’écrivain livre sa méthode : « J’en suis à mon troisième Ti-punch. » Il faut bien lutter contre l’épouvante et la douleur des « mirages »… Quant au lecteur, il ne verra plus jamais un collier d’or au cou de son amie sans vider une bouteille de rhum.

LA SOIF DE L’OR EST PLUS FORTE QUE LA TERREUR

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 ??  ?? ★★★★☆ NUEVO DORADO. À LA RECHERCHE DE LA CITÉ D’OR TRISTAN RANX 224 P., HOËBEKE/ÉTONNANTS VOYAGEURS, 19€
★★★★☆ NUEVO DORADO. À LA RECHERCHE DE LA CITÉ D’OR TRISTAN RANX 224 P., HOËBEKE/ÉTONNANTS VOYAGEURS, 19€

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