L’ENQUÊTE LA LITTÉRATURE LATINOAMÉRICAINE
À l’occasion de la parution de deux essais inédits du Prix Nobel péruvien Mario Vargas Llosa, il convenait de s’interroger sur ce fameux mouvement de la littérature latino-américaine – dont il est l’un des représentants – et sur sa turbulente postérité.
Si l’on vous dit « littérature sudaméricaine », que vous vient-il à l’esprit ? Le foisonnement de Cent ans de solitude, du Colombien Gabriel García Márquez, son intrigue luxuriante, son fameux réalisme magique et son village de Macondo où le temps s’écoule par cycles, selon les conceptions précolombiennes, amenant au retour, sous formes différentes, des événements semblables ? Ou préférez-vous plutôt Bahia de tous les Saints, du Brésilien Jorge Amado, et sa description chorale, éclatante de vitalité, de la cité bahianaise et de ses favelas avant l’arrivée de la drogue ? Mais peut-être vous sentez-vous plus proche de Cortázar et de sa Marelle, aux chapitres interchangeables ? Ou du western alchimique de Diadorim, du Nordestin João Guimarães Rosa, et de ses caganceiros (bandits) ambigus ? À moins que, comme l’auteur de ces lignes, vous ne donniez votre coeur au chef-d’oeuvre du Péruvien Mario Vargas Llosa, Conversation à La Catedral, qui parle de journalisme, de prostitution, de dictature, de secrets de famille, de militantisme, et où trois niveaux de dialogues peuvent coexister sur la même page sans que l’on ne se sente perdu ?
1960-1970, ANNÉES EXPLOSIVES
Peu importe : vous avez subi l’impact du « boom latino-américain », ce singulier moment dans l’histoire de la littérature, uniquement comparable – dixit le traducteur de Vargas Llosa et critique Albert Bensoussan – à celui où nous furent révélés les grands auteurs russes du xixe siècle. Le boom eut lieu dans les années 1960-1970, quand, par la grâce d’éditeurs et d’agents inspirés, les lecteurs du monde entier s’aperçurent qu’il s’écrivait, sur tout un continent, une littérature sans équivalent, libérée de ses modèles espagnols et de la tentation indigéniste, capable de puiser dans la littérature nord-américaine et française comme dans son propre environnement pour dire une réalité sud-américaine si étonnante qu’elle vire parfois au surnaturel.
Le boom latino, c’est quand un García Márquez écrit une Chronique d’une mort annoncée qui rend compte d’une vendetta colombienne tout en menant des girations temporelles autour de son événement principal, à la façon d’un romancier expérimental européen. Ou quand un Vargas Llosa utilise et adapte les techniques monologiques de Faulkner pour dire la réalité d’un pensionnat militaire péruvien dans La Ville et les Chiens. Ce boom n’est pas un mouvement littéraire classique, où des auteurs s’accordent sur des principes esthétiques. Plutôt une série d’explosions s’étendant sur des dizaines d’années, fomentées par des écrivains qui, souvent, se côtoyaient. Certes, il existe des motifs qui rassemblent ces auteurs : le thème de la dictature, incontournable dans l’Amérique latine du xxe au point qu’il a accouché d’un genre, le roman de dictatures (L’Automne du Patriarche, de García Márquez, La Fête au bouc, de Vargas Llosa), et l’engagement politique à gauche ; le réalisme magique, par lequel on résume hâtivement le boom, et qui a contribué à sa transformation en caricature pittoresque.
VARGAS LLOSA, LE SURVIVANT
Aujourd’hui, si l’écho du boom s’entend encore, tous ses artificiers sont morts, à une immense exception : celle du Nobel péruvien Mario Vargas Llosa. Comme le savent les lecteurs de son Orgie perpétuelle, consacré à Madame Bovary, Vargas Llosa a en commun avec Flaubert d’avoir fait de l’écriture un mode de vie. À 86 ans, il écrit donc toujours : un roman, Tiempo Recios, est annoncé pour l’automne en France, et « surprendra ceux qui le tiennent pour un homme de droite », annonce Albert Bensoussan (Vargas Llosa s’y intéresse aux agissements de la CIA et des grandes compagnies fruitières). Et deux essais viennent de paraître : La littérature est ma vengeance, dialogue avec l’auteur italien multiprimé Claudio Magris, et
L’Appel de la tribu, où Vargas Llosa livre une lecture critique des grandes figures qui l’ont fait basculer, du communisme tendance castriste vers une forme de libéralisme à visage humain, très loin des caricatures qui résument cette pensée à un capitalisme sans foi ni loi.
Dans le libéralisme selon Vargas Llosa, l’éducation garantit l’égalité des chances, l’état de droit corrige les iniquités et, surtout, n’impose pas une morale conservatrice : les individus sont libres de fumer des drogues douces ou d’opter pour l’euthanasie… Cette conception progressiste se nourrit d’Adam Smith – que Llosa restaure dans ses habits de philosophe alors que nous le réduisons à ses pensées d’économiste –, de l’intellectuel espagnol José Ortega y Gasset, inconnu chez nous, dont il loue la vision des arts
UNE LITTÉRATURE SANS ÉQUIVALENT, LIBÉRÉE DE SES MODÈLES ESPAGNOLS ET DE LA TENTATION INDIGÉNISTE
tout en critiquant ses prophéties spécieuses (sur l’incapacité des États-Unis à développer une science), de Karl Popper, etc. Ceux qui ont lu les essais précédents de Vargas Llosa y retrouveront la clarté et le goût de la nuance qui caractérisent l’auteur dès lors que, sortant de son élément naturel – le roman –, il met son inconscient au service de sa raison.
CHAQUE ROMAN EST UNE AVENTURE
Mais les littéraires lui préféreront sans doute le court La littérature est ma vengeance : un concentré de pensées lumineuses sur la littérature et sur son rôle dans la société, exposées là aussi dans un langage limpide. Vargas Llosa et Magris y traitent de la différence essentielle entre les romans du xixe et ceux du xxe siècle, s’attaquent aux fictions enchantées qui participent à la fausseté du monde, s’intéressent aux vertus des vrais romans qui pointent un ordre dans le chaos, et montrent comment des romanciers comme Hamsun ou Céline, ayant découvert de peu ragoûtantes vérités sur l’espèce humaine, en viennent à tout voir sous leur prisme, et ainsi à acquiescer aux pires idées politiques.
Le texte clame aussi la supériorité du roman sur les essais, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de Vargas Llosa : depuis ses débuts, celui-ci se réinvente à chaque roman, explorant tous les genres et tout un éventail de réalité. La Guerre de la fin du monde, roman de batailles et d’utopie ; Éloge de la marâtre, roman érotique, La Tante Julia et le Scribouillard, satire sociale, Le Rêve du Celte, roman biographique… Il suffit d’une plongée dans les deux volumes que la Pléiade consacre à ses fictions pour s’en convaincre : Vargas Llosa représente à la fois l’acmé du boom et son aboutissement. Sa littérature vertueusement polymorphe, où chaque roman est une aventure formelle, mais où l’expérimentation est toujours subordonnée à la narration, parvient à unir les dimensions les plus ludiques de l’écriture aux intentions les plus sérieuses des romans à idées. Quand Vargas Llosa croise des dialogues (Conversation à La Catedral), remplace des verbes de parole par des verbes d’action (Pantaleón et les Visiteuses) ou introduit chaque chapitre par l’analyse d’un tableau (Éloge de la marâtre), ce n’est jamais gratuit.
UNE TURBULENTE POSTÉRITÉ
García Márquez, Vargas Llosa, Carlos Fuentes, José Donoso… Comment les auteurs sud-américains d’aujourd’hui parviennent-ils à exister, à l’ombre de ces glorieux aînés ? « Vous connaissez le monde de la littérature, les enfants ont souvent du mal avec leurs parents, surtout quand ils ont l’importance des auteurs du boom, sourit Gustavo Guerrero, qui s’occupe de ces littératures chez Gallimard. Récemment, une jeune romancière colombienne, Pilar Quintana, a reçu le prix Alfaguara pour son roman La Chienne [paru l’an dernier chez Calmann-Lévy]. On lui a demandé, bien sûr, ce que représentait Márquez à ses yeux. Et elle a répondu : “García Márquez n’a jamais été un père littéraire pour moi, plutôt un grand-père aimant.” Une façon de le rejeter dans le passé, alors que ce qu’elle écrit doit évidemment à Márquez. Son compatriote Juan Gabriel Vásquez, quant à lui, assume beaucoup plus naturellement l’influence de Vargas Llosa. » Exact : le prochain livre de Vásquez (un recueil de nouvelles, Chansons pour l’incendie, à paraître en avril au Seuil) est plein de ces ruptures temporelles, de ces flash-back secs, jamais annoncés, qui font, entre autres, la richesse de la prose du grand Mario.
Deux différences, cependant, sautent aux yeux : la place des femmes et celle de la dictature. Alors que la dictature est un sujet essentiel chez les auteurs du boom, qui la placent au premier plan de bien des romans, leurs successeurs contemporains la traitent souvent à distance, parfois sur un « mode spectral », pour reprendre les mots de Clément Ribes, directeur éditorial des éditions Christian Bourgois, qui publient entre autres l’Argentin César Aira. Ce « mode spectral » apparaît, par exemple, de façon souriante
COMMENT EXISTER AUJOURD’HUI À L’OMBRE DE CES GLORIEUX AÎNÉS ?
dans le roman du Brésilien Samir Machado de Machado, Tupinilândia (Métailié), paru cet été. Il raconte comment les derniers séides du fascisme au Brésil fondent une sorte de phalanstère délirant dans un parc d’attractions désaffecté, perdu en pleine jungle, parc d’attractions naguère dédié… aux dinosaures ! Citons également le roman de la jeune Chilienne Alia Trabucco Zerán (Actes Sud), qui, dans La Soustraction, met en scène trois enfants d’opposants au dictateur Pinochet (qui s’entendent, même si le père de l’une a dénoncé les parents de l’autre) qui procèdent à l’enterrement de la mère d’une des leurs. Le roman montre à la fois une certaine persistance du passé – dans la tête perturbée de l’un des protagonistes, qui décompte mentalement les morts – et le désir d’aller vers autre chose.
« Ça a été l’apport le plus important de la littérature sud-américaine : le roman de dictature. Mais ce n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, des auteurs comme Mariana
Enriquez [Nuestra parte de noche, roman d’épouvante encore inédit en France] ou Laura Alcoba montrent des enfants ou des adolescents regardant leurs parents qui ont vécu la guerre froide, la dictature, et qui essaient de comprendre. Mais aujourd’hui, la question de la dictature est abordée sous l’angle de la mémoire : faut-il ou non accepter l’héritage ? »
LA REVANCHE FÉMININE
La question des femmes, maintenant. Elles brillent par leur absence dans le
mouvement du boom – même si Albert Bensoussan nous rappelle la belle exception de Clarice Lispector. Et surtout, il faut voir la façon dont elles sont représentées dans ces romans : épouses, soeurs, mères, tantes, filles, saintes ou prostituées, et très rarement actrices de leur destin ! C’est particulièrement vrai chez Márquez – qui a signé, en 2004, un regrettable et matznevien Mémoire de mes putains tristes. Moins chez Vargas Llosa : si les figures de prostituées abondent aussi chez lui (dans La Maison verte ou Conversation à La Catedral), on trouve aussi quelques figures de femmes de pouvoir (ou plutôt de contre-pouvoir, telle la « Riquiqui », journaliste opiniâtre et talentueuse d’Aux Cinq Rues, Lima), et nombre de ses romans – Pantaleón et les Visiteuses, Qui a tué Palomino Molero ? – questionnent de manière critique l’obsession sud-américaine pour la virilité. « Ce que je remarque, c’est que les auteurs les plus intéressants de la jeune génération sont des femmes ! reprend Clément Ribes. L’Argentine Samanta Schweblin, sa compatriote María Gainza, que je publierai l’an prochain, les Mexicaines Valeria Luiselli et Fernanda Melchor… Ce sont des figures très importantes. Par ailleurs, ces femmes ont toutes un rapport assez proche avec la littérature de genre, le fantastique, l’horreur, voire la science-fiction. » Bien sûr, ce flirt avec les littératures de l’imaginaire les rapproche du boom, mais elles ne donnent pas dans le réalisme magique. « Ces romancières sont plus cosmopolites dans leurs références. Celles du boom étaient essentiellement nord-américaines et françaises. Elles nourrissent une inspiration plus globalisée, qui va piocher un peu partout, et notamment dans la pop culture. »
Dans ce penchant fantastique et ces influences globalisées, Clément Ribes voit moins le rejet du boom que la trace d’un grand Sud-Américain postérieur au mouvement : le Chilien Roberto Bolaño, dont la prose transformiste peut être rapprochée de celle de Vargas Llosa, en ce sens qu’elle est capable d’aborder tous les genres. « Le mouvement littéraire des femmes en Amérique latine est plus critique vis-à-vis du boom, et questionne l’absence de femmes en son sein, explique Gustavo Guerrero. Mais cela n’empêche pas certaines de se relier à ces auteurs. Le très grand roman de la Mexicaine Fernanda Melchor, La Saison des ouragans, finaliste du Booker Prize, passé complètement inaperçu chez nous,
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE DES FEMMES EST PLUS CRITIQUE VIS-À-VIS DU BOOM
est marqué par l’empreinte de García Márquez, de Vargas Llosa ou de Donoso. La lecture de Márquez lui a ouvert les portes de la solution du roman. »
L’INVENTIVITÉ EN HÉRITAGE
Reste la question des thèmes contemporains : s’ils parlent moins de la dictature et se jouent souvent des motifs du réalisme magique, auxquels ils en ont assez d’être renvoyés, les auteurs d’aujourd’hui s’intéressent « au changement climatique, à la crise écologique, à la place des technologies dans nos vies, au crime organisé – sujets imposés par l’actualité », explique Gustavo Guerrero. S’y ajoutent les questions de genre et de l’homosexualité, marginales dans les romans du boom, et que ceux de la nouvelle génération mettent au premier plan – les deux héroïnes de La Soustraction sont amantes, dans le roman Les Vilaines, l’Argentine Camila Sosa Villada met en scène des transsexuels adoptant un enfant abandonné.
Est-ce à dire que la littérature sud-américaine est devenue une littérature comme les autres ? « De la même manière que ces auteurs se détachent de la dictature, ils sont en train de sortir de la réflexion sur l’exceptionnalité latino-américaine. Comme si on avait de moins en moins de caractère différent », déclare Gustavo Guerrero. « Ce que les auteurs contemporains latino-américains ont gardé du boom, c’est l’idée qu’un roman est une forme avec laquelle on peut jouer, et qui n’est pas une forme figée, renchérit Clément Ribes. Un bon exemple contemporain est le Costaricain Carlos Fonseca, qui est au croisement de Bolaño et de Vila-Matas, dont les textes jouent entre réalité et fiction, montent des histoires différentes… Je suis éditeur de littérature étrangère, et si je compare les littératures américaines et sud-américaines, en termes d’inventivité, il n’y a pas photo. Les romans nord-américains sont extrêmement classiques et calibrés. Les Sud-Américains inventent leur forme. »
Encore faut-il les lire pour s’en rendre compte. En France, comme l’explique Clément Ribes, la figure de García Márquez a littéralement cannibalisé toute la littérature latino, et les lecteurs attendent des Sud-Américains la réédition à l’infini du même réalisme magique.