LE TATOUEUR D’AUSCHWITZ UN MÉLO QUI PASSE MAL…
Bouleversant pour les uns, obscène pour les autres: Le Tatoueur d’Auschwitz, de Heather Morris, est accusé de présenter une vision faussée de l’histoire des camps. Alors que la suite du best-seller paraîtra ce printemps, la campagne accompagnant sa sortie en format poche a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux.
Al’origine de la polémique, un coeur noué avec du fil barbelé. Sur fond bleu et blanc, rappelant l’habit des déportés du système concentrationnaire nazi, des mains enlacées. Un premier argument publicitaire vante « un roman d’amour inspiré d’une histoire vraie », tandis qu’un second proclame, en capitales blanches sur une image du mirador central du camp d’Auschwitz-Birkenau : « Déjà 4 millions de lecteurs. » La campagne de promotion accompagnant la sortie en poche du Tatoueur d’Auschwitz, best-seller de la romancière néo-zélandaise Heather Morris, n’est pas passée inaperçue pour nombre d’usagers du métro parisien qui ont immédiatement exprimé leur colère sur les réseaux sociaux, dénonçant une « publicité vomitive », une « image très choquante » témoignant d’une « banalisation du mal » et d’une forme de trivialisation de la mémoire de la Shoah convertie pour l’occasion en slogan commercial. Nouvelle forme de « nazisploitation » ?
Face à ces réactions, la directrice des éditions J’ai lu, Hélène Fiamma, a exprimé sa « surprise » et préféré évoquer les nombreux retours de lecteurs conquis par cette romance retraçant l’histoire d’amour de Lale Sokolov, un déporté juif chargé de tatouer les femmes arrivant à Auschwitz,
avec Gisela « Gita » Furman, au coeur de l’enfer des camps. Dès la sortie du livre en 2018, des voix s’étaient élevées pour dénoncer des invraisemblances et une représentation édulcorée de la Shoah. Ces libertés prises avec la réalité historique ont d’ailleurs valu à l’ouvrage d’être attaqué pour « inauthenticité » par le mémorial d’Auschwitz. Sur Twitter, ce dernier reprochait notamment à Heather Morris d’avoir inventé une scène décrivant un bus transformé en chambre en gaz, et pointait dans son magazine Memoria de nombreuses erreurs et approximations offrant « une vision globale fausse de la réalité du camp ». « C’est dangereux et irrespectueux envers l’Histoire. L’Histoire mérite mieux », commentait le personnel du mémorial sur ses réseaux sociaux. Des accusations auxquelles Heather Morris et ses éditeurs opposent un travail de documentation soigneusement mené. « Quatre-vingt-quinze pour cent des faits présentés dans le livre se sont réellement produits », affirmait la romancière interviewée par le Guardian début 2018, rappelant en outre les entretiens menés pendant trois ans auprès de Lale Sokolov en marge de la rédaction de son livre.
MARKETING ÉDITORIAL ET SYMBOLES HISTORIQUES
Alors que 2020 marquait le 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau, où 1 100 000 personnes, dont 960 000 Juifs, ont été assassinées entre 1940 et 1945, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer la trivialisation d’une mémoire qui, trois générations après les faits, nécessite un constant travail de préservation. Sur le site d’Auschwitz-Birkenau, la demande croissante des visiteurs pour découvrir les lieux présents dans le roman d’Heather Morris semble justifier les craintes d’une telle dérive. Ces dernières années, le lieu de mémoire a vu se développer un tourisme de masse dont les comportements indécents s’affichent sur les réseaux sociaux. Il n’est pas rare en effet de croiser des visiteurs en short et sandales, perche à selfie et sandwich à la main, se prenant en photo devant tel ou tel symbole de la barbarie nazie et ce malgré les panneaux exigeant une tenue correcte et une attitude respectueuse. Paru en début d’année, le dernier roman de Yasmina Reza, Serge (Flammarion), dénonce en le tournant en dérision ce « dark tourism » (pardonnez l’anglicisme), déconnecté de l’Histoire.
Si la littérature n’a cessé de revisiter la Shoah, un pas semble franchi avec l’entrée de cette mémoire collective dans le genre très commercial de la romance. Au-delà d’une vision dévoyée des faits, la rencontre du marketing éditorial et de symboles historiques forts pose un problème en ce qu’elle participe d’une logique consumériste appliquée à l’un des moments les plus tragiques de notre histoire. Et la polémique ne semble pas près de s’éteindre : annoncé comme la suite du Tatoueur d’Auschwitz, Le Voyage de Cilka (Charleston, à paraître le 14 avril 2021) affiche une couverture similaire au précédent tome : sur fond rayé, un mirador et des barbelés. Seules les mains ne sont plus enlacées, mais posées l’une sur l’autre en guise de préambule.