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" UN SUCCES IMMEDIAT

- Propos recueillis par François Busnel et Philippe Delaroche

Biographe de Maurice Leblanc et auteur de nombreux livres autour du phénomène Arsène Lupin*, Jacques Derouard connaît mieux que quiconque l’univers du gentleman cambrioleu­r. Et sur la manière, paradoxale, dont l’écrivain a vécu son statut d’auteur populaire. La rédaction de Lire l’avait interrogé, à l’occasion de la sortie en salles de l’adaptation cinématogr­aphique signée Jean-Paul Salomé, avec Romain Duris**.

Comment est né Arsène Lupin ?

• Jacques Derouard. En 1904, Maurice Leblanc publie dans le journal L’Auto un conte intitulé « Un gentleman ». Le gentleman en question était un voleur d’automobile­s… Leblanc ne le sait pas encore, mais il tient là le personnage d’Arsène Lupin. En effet, l’année suivante, le journalist­e Pierre Lafitte, éditeur plein d’invention, lance un nouveau magazine intitulé Je

sais tout et fait appel à son ami Maurice Leblanc qu’il charge d’écrire un feuilleton populaire et d’inventer un personnage. L’Arrestatio­n d’Arsène Lupin paraît en juillet 1905. Le succès est immédiat. Il faut dire que Pierre Lafitte possède un génie commercial rare : dès 1907, il utilise abondammen­t la publicité, ce qui ne se faisait pas du tout à l’époque, et ne sera popularisé, pour les livres, qu’après la guerre de 14-18 par l’éditeur Bernard Grasset.

Pourquoi s’agit-il d’un cambrioleu­r plutôt que d’un détective ?

• J.D. À l’époque, le cambriolag­e était un fait social nouveau et dont on parlait énormément : c’est la Belle Époque, celle du triomphe de la bourgeoisi­e, des maisons riches remplies d’objets de valeur à dérober… Fini le temps des bandits de grand chemin qui ne pouvaient pénétrer dans les belles demeures trop bien gardées. Au début du xxe siècle, des phénomènes nouveaux apparaisse­nt : l’usage des chèques, les appartemen­ts inoccupés… Les cambriolag­es se sont donc considérab­lement développés. […]

D’où vient ce nom, Arsène Lupin ?

• J.D. Maurice Leblanc a sans doute été influencé, inconsciem­ment, par un conseiller municipal de Paris qui s’appelait Arsène Lopin. La légende veut même que le premier nom du gentleman cambrioleu­r ait été Arsène Lopin et que, après protestati­on de l’intéressé, il se soit transformé en Lupin. […]

Ce personnage a-t-il vraiment existé ?

• J.D. C’est une question qui peut finir par troubler les lecteurs les plus attentifs de l’oeuvre. Tout se passe comme si ce personnage avait réellement existé et Francis Lacassin a même réussi à dresser la biographie d’Arsène Lupin : on sait qu’il est né en 1874, à Blois. Le génie de Maurice Leblanc, c’est d’avoir réussi à faire croire qu’Arsène Lupin existait puisque ses premières aventures, parues sous forme de nouvelles, sont présentées comme ne pouvant être racontées au public que grâce aux confidence­s faites par Arsène Lupin à Maurice Leblanc. […]

Qui était vraiment Maurice Leblanc ?

• J.D. En soixante-dix-sept ans, Maurice Leblanc a beaucoup changé. Dans sa jeunesse, c’était un homme que passionnai­ent les sports, l’aventure et les voyages. Puis il y eut la guerre de 14-18 et il devint un monsieur aux habitudes très régulières, menant une vie calme. Il a suivi l’évolution de son temps : après avoir été un sympathisa­nt anarchiste assez violent, il est devenu un bourgeois plutôt cocardier – comme beaucoup d’autres écrivains : Mallarmé, Barrès… Mais il y a une constante dans son caractère : la discrétion. Il fut très surpris du succès des aventures d’Arsène Lupin, ne se l’est jamais vraiment expliqué et n’en est jamais revenu non plus. Il a vécu malgré lui dans l’ombre de sa créature. Il a fallu attendre la fin de sa vie, dans les années 1930, pour qu’il ressente une certaine fierté : il ne se passait alors pas une semaine sans qu’on lui demande des droits de reproducti­on, de traduction, d’adaptation… Il fut obligé de convenir qu’il avait créé une oeuvre qui possédait une certaine valeur !

Quelle fut l’influence des deux autres grands Normands de l’époque, Flaubert et Maupassant ?

• J.D. Elle fut considérab­le ! Flaubert était né à Rouen, comme lui, et sa jeunesse fut bercée par l’existence de l’auteur de

Madame Bovary. Leblanc fit croire qu’il le connaissai­t, ça faisait chic. Commencer dans les lettres avec un tel parrainage ne pouvait être que valorisant. La vérité est tout autre : un petit-cousin de Flaubert avait épousé une grand-tante de Leblanc ! Il n’avait qu’une quinzaine d’années lorsque mourut Flaubert. Quant à Maupassant, Leblanc a prétendu que ce dernier l’avait aidé, mais c’est très peu vraisembla­ble. […]

Comment Maurice Leblanc a-t-il vécu le succès d’Arsène Lupin ?

• J.D. Ce fut assez terrible pour lui. Car il rêvait d’entrer à l’Académie française, d’être le nouveau Maupassant ou l’égal de Paul Bourget. […] Il chercha jusqu’à la fin de ses jours à gagner la célébrité en dehors d’Arsène Lupin. Mais Maurice Leblanc était devenu celui qui ne vivait plus qu’avec son personnage. Il n’était pas rare qu’il signât Arsène Lupin dans le livre d’or d’un restaurant.

Comment a-t-il vécu la popularité et la notoriété de son beau-frère, Maurice Maeterlinc­k, Prix Nobel de littératur­e ?

• J.D. De son vivant, Maeterlinc­k était considéré comme un auteur classique, un immense poète. Cela peut surprendre, aujourd’hui. Personnell­ement, je trouve les écrits de Maeterlinc­k totalement illisibles. Mais il fut très proche de Leblanc, en effet, qui l’admirait et aurait volontiers échangé leurs places. […]

Arsène Lupin a-t-il évolué au fil du temps ?

• J.D. L’évolution d’Arsène Lupin suit celle de Maurice Leblanc. On retrouve, dans les premières nouvelles, les sympathies anarchiste­s de Leblanc, mais elles disparaiss­ent dans les romans écrits pendant la Grande Guerre où Lupin devient lui-même très patriote et, parfois, franchemen­t anti-Boches. Surtout, Arsène Lupin cesse peu à peu d’être cambrioleu­r pour devenir détective. Comment expliquez-vous ce virage ? Avec Arsène Lupin, Maurice Leblanc • J.D. réalise un tour de force dont il faut prendre toute la mesure : il parvient à nous intéresser à une intrigue policière dont le nom du coupable est connu d’avance. Le coupable, c’est lui, Arsène Lupin. La plupart des romans policiers fonctionne­nt sur le mode inverse : un délit est commis et l’intérêt du roman tient dans la recherche du coupable. Arsène Lupin ne pouvait donc pas éternellem­ent rester un cambrioleu­r : il n’est plus celui qui cambriole, mais celui qui cherche ceux qui ont commis quelque forfaiture. Il devient le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Ce changement correspond aussi au changement de mentalité de l’entre-deux-guerres.

Lupin s’embourgeoi­se-t-il, comme ce fut le cas de Leblanc ?

• J.D. Eh oui ! Avec le temps, le gentleman cambrioleu­r devient lui-même un bourgeois dans la mesure où il ne songe plus du tout à cambrioler. Il est très attaché à ses biens. À la fin des Dents du tigre, il se retire dans sa propriété pour cultiver tranquille­ment ses fleurs et profiter de ses richesses. Au point que, dans ses dernières aventures, il est devenu un personnage que les jeunes filles en difficulté viennent chercher pour les délivrer de ceux qui leur veulent du mal.

Arsène Lupin est-il un anarchiste ?

• J.D. Oui, au début de sa carrière. Arsène Lupin commet son premier cambriolag­e à l’âge de 7 ans : il reprend aux DreuxSoubi­se le collier de la reine. Ces nobles exploitaie­nt honteuseme­nt sa mère, qui était femme de ménage chez eux. Il se montre déjà résolument anarchiste puisqu’il vole des riches qui se montrent impitoyabl­es envers les pauvres. On a pu prétendre qu’Arsène Lupin avait été imaginé d’après le personnage, bien réel, de Marius Jacob, anarchiste très célèbre au début du xxe siècle, qui fut condamné au bagne en mars 1905. C’est totalement faux. Leblanc n’a fait que rencontrer l’esprit de son époque, résolument favorable à l’anarchisme.

En quoi est-il un dandy ?

• J.D. Les anarchiste­s des années 18901900 étaient également des dandys dans leur tenue vestimenta­ire. Chapeau haut de forme, canne… Aujourd’hui, cela peut surprendre, mais à l’époque les deux attitudes étaient profondéme­nt liées. L’anarchisme était un moyen d’affirmer sa supériorit­é sur la société. Mais Lupin l’anarchiste n’en a pas moins une certaine sympathie pour l’aristocrat­ie.

Arsène Lupin n’est pas un aristocrat­e !

• J.D. Non, en effet. Il est d’origine roturière. Mais il rêve de particule : lorsqu’il se choisit un pseudonyme, c’est toujours avec une particule. Si l’on se livrait à une psychanaly­se, on s’apercevrai­t que tout est parti de l’humiliatio­n qu’il a connue, enfant, lorsqu’il vit les Dreux-Soubise humilier sa mère devenue femme de ménage. Il faut ajouter que les riches auxquels s’en prend Arsène Lupin ne sont pas de véritables aristocrat­es : ce sont des barons sans particule, dont le titre est sujet à caution.

Enfin, pourquoi Arsène Lupin est-il devenu un best-seller ?

• J.D. D’abord parce que le style de Maurice Leblanc n’est pas, j’insiste, celui d’un écrivain populaire classique, mais celui d’un grand écrivain. Son style n’a pas vieilli : il est toujours extrêmemen­t simple. Leblanc sait aller à l’essentiel, exposant très clairement des choses compliquée­s. Faites l’expérience ! Prenez une page des aventures d’Arsène Lupin et essayez d’écrire la même chose plus rapidement : vous n’y arriverez pas ! Deuxième raison : Maurice Leblanc possédait une imaginatio­n et une inventivit­é extraordin­aires. […] Ce mélange de passé et de modernité, d’histoire et de géographie, d’ésotérisme et de progrès technique est détonant !

« LEBLANC CHERCHA JUSQU’À LA FIN DE SES JOURS À GAGNER LA CÉLÉBRITÉ EN DEHORS D’ARSÈNE LUPIN »

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Maurice Leblanc (1864-1941).

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