LUMIÈRES ACTUELLES
Peut-on encore se réclamer de la philosophie des Lumières au xxie siècle ? Symbole de la lutte contre l’obscurantisme, ce courant de pensée est cependant demeuré aveugle à ses préjugés racistes et sexistes. Hume disait, pour souligner l’incapacité d’une morale rationaliste à diriger des coeurs où la passion finit toujours par l’emporter, qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer l’anéantissement du monde à une égratignure sur notre doigt. L’histoire nous a montré qu’il n’est pas contraire à la raison de prôner l’émancipation et l’égalité tout en théorisant la hiérarchisation des races. La raison peut s’égarer, vider le réel de sa chair pour n’en garder que l’abstraction mortifère, jusqu’à s’abîmer dans une logique de meurtre de masse. Et l’universalisme peut servir d’alibi faussement humaniste à l’assujettissement de populations entières décrétées inférieures et en mal de civilisation.
On aurait tort, cependant, d’éteindre les Lumières en considérant qu’elles ont fait leur temps. Car elles constituent, selon une formule de Corine Pelluchon, dans Les Lumières
à l’âge du vivant, un « ethos philosophique ». Une façon de se rapporter au monde, à la société et à l’époque en posant sur eux un regard critique afin d’identifier les défis qui s’y dessinent et de proposer des voies de changement adaptées.
La philosophe souligne dans son livre le caractère intrinsèquement polymorphe et évolutif des Lumières, dont la soif d’émancipation a inspiré les peuples bien au-delà des frontières européennes. Leur noyau immuable, l’esprit critique et le souci de liberté et d’égalité, les rend à même de procéder à leur propre remise en question, et de se réinventer pour s’adapter aux enjeux du monde contemporain. Il en va, selon Corine Pelluchon, de la possibilité de penser et de préserver un monde commun. Tâche d’autant plus ardue que, non seulement confronté à son traditionnel adversaire réactionnaire, l’héritage des Lumières doit aujourd’hui affronter des discours progressistes, dénonçant en toute forme d’universalisme un cheval de Troie de l’impérialisme occidental. De même qu’on ne peut accuser la raison d’être mère de tous les maux en s’appuyant sur les trahisons opérées par un usage purement instrumental de cette dernière, on ne saurait réduire l’universalisme à son instrumentalisation dénaturante visant à justifier la colonisation.
Une réelle prise en compte des reproches légitimement adressés aux Lumières, ainsi qu’une critique de la raison utilitaire qui renoncerait à son abstraction pour renouer avec l’universel saisissable dans le vivant sont la seule manière de ne pas laisser les aspirations progressistes se dissoudre dans les courants réactionnaires et identitaires qui les menacent. L’universalisme dont notre siècle a besoin, Corine Pelluchon le conçoit comme un nouveau récit fédérateur, capable de remplacer avantageusement celui d’un modèle capitaliste exsangue qui sacrifie jusqu’aux êtres vivants à la loi de la production et de la consommation débridées.
Les Lumières de notre temps doivent acter les insuffisances de l’humanisme, s’atteler aux questions touchant au bien-être et aux droits des animaux, négligées par le xviiie siècle. Et apprendre à cohabiter le monde, en renonçant à le conquérir.
DE LA POSSIBILITÉ DE PENSER UN MONDE COMMUN