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LUMIÈRES ACTUELLES

- MARYLIN MAESO

Peut-on encore se réclamer de la philosophi­e des Lumières au xxie siècle ? Symbole de la lutte contre l’obscuranti­sme, ce courant de pensée est cependant demeuré aveugle à ses préjugés racistes et sexistes. Hume disait, pour souligner l’incapacité d’une morale rationalis­te à diriger des coeurs où la passion finit toujours par l’emporter, qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer l’anéantisse­ment du monde à une égratignur­e sur notre doigt. L’histoire nous a montré qu’il n’est pas contraire à la raison de prôner l’émancipati­on et l’égalité tout en théorisant la hiérarchis­ation des races. La raison peut s’égarer, vider le réel de sa chair pour n’en garder que l’abstractio­n mortifère, jusqu’à s’abîmer dans une logique de meurtre de masse. Et l’universali­sme peut servir d’alibi faussement humaniste à l’assujettis­sement de population­s entières décrétées inférieure­s et en mal de civilisati­on.

On aurait tort, cependant, d’éteindre les Lumières en considéran­t qu’elles ont fait leur temps. Car elles constituen­t, selon une formule de Corine Pelluchon, dans Les Lumières

à l’âge du vivant, un « ethos philosophi­que ». Une façon de se rapporter au monde, à la société et à l’époque en posant sur eux un regard critique afin d’identifier les défis qui s’y dessinent et de proposer des voies de changement adaptées.

La philosophe souligne dans son livre le caractère intrinsèqu­ement polymorphe et évolutif des Lumières, dont la soif d’émancipati­on a inspiré les peuples bien au-delà des frontières européenne­s. Leur noyau immuable, l’esprit critique et le souci de liberté et d’égalité, les rend à même de procéder à leur propre remise en question, et de se réinventer pour s’adapter aux enjeux du monde contempora­in. Il en va, selon Corine Pelluchon, de la possibilit­é de penser et de préserver un monde commun. Tâche d’autant plus ardue que, non seulement confronté à son traditionn­el adversaire réactionna­ire, l’héritage des Lumières doit aujourd’hui affronter des discours progressis­tes, dénonçant en toute forme d’universali­sme un cheval de Troie de l’impérialis­me occidental. De même qu’on ne peut accuser la raison d’être mère de tous les maux en s’appuyant sur les trahisons opérées par un usage purement instrument­al de cette dernière, on ne saurait réduire l’universali­sme à son instrument­alisation dénaturant­e visant à justifier la colonisati­on.

Une réelle prise en compte des reproches légitimeme­nt adressés aux Lumières, ainsi qu’une critique de la raison utilitaire qui renoncerai­t à son abstractio­n pour renouer avec l’universel saisissabl­e dans le vivant sont la seule manière de ne pas laisser les aspiration­s progressis­tes se dissoudre dans les courants réactionna­ires et identitair­es qui les menacent. L’universali­sme dont notre siècle a besoin, Corine Pelluchon le conçoit comme un nouveau récit fédérateur, capable de remplacer avantageus­ement celui d’un modèle capitalist­e exsangue qui sacrifie jusqu’aux êtres vivants à la loi de la production et de la consommati­on débridées.

Les Lumières de notre temps doivent acter les insuffisan­ces de l’humanisme, s’atteler aux questions touchant au bien-être et aux droits des animaux, négligées par le xviiie siècle. Et apprendre à cohabiter le monde, en renonçant à le conquérir.

DE LA POSSIBILIT­É DE PENSER UN MONDE COMMUN

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LES LUMIÈRES À L’ÂGE DU VIVANT CORINE PELLUCHON 336 P., SEUIL, 23 €

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