« DÉSAPPRENDRE LA RACE, C’EST INSISTER SUR LE FAIT QUE L’IDENTITÉ NOIRE N’EXISTE PAS »
Dans Autoportrait en noir et blanc, le journaliste et essayiste américain livre, à travers un récit personnel, une réflexion percutante sur le communautarisme et les questions identitaires. Un plaidoyer pour une société post-raciale qui va faire du bruit.
Ce livre a une longue histoire. Vous vouliez écrire un roman et la naissance de votre fille vous impose finalement ce sujet. Vous êtes métis, sa mère est blanche et votre fille ressemble à sa mère, contredisant cette idée de la « goutte de sang noir ». Expliquez-nous… • Thomas Chatterton Williams. En Amérique, en raison de l’esclavage et des propriétaires blancs ayant eu des enfants avec leurs esclaves, il y a eu pendant des siècles « la règle d’une seule goutte de sang ». Une « goutte » de sang noir, la plus infime fraction d’ascendance africaine, rend une personne noire parce qu’elle a perdu la prétendue « pureté » blanche. J’ai toujours supposé que mes enfants seraient noirs parce qu’ils auraient cette « goutte » de sang noir, et je n’y avais pas davantage réfléchi avant de me rendre compte que ma fille serait « blanche » aux yeux de tous ceux qui la rencontreraient. Alors que j’essayais d’expliquer cette absurde logique raciale à des Français qui n’avaient pas grandi avec, je me suis rendu compte que ces catégories sont des abstractions illusoires qui effacent la complexité du vécu et renforcent les présupposés racistes. « L’idée de race s’est délitée dans ma propre vie », écrivez-vous. Quelle était sa place dans votre vie auparavant, dans votre famille ? • T.C.W. J’ai grandi avec un père noir et une mère blanche, qui m’ont tous deux élevé dans l’idée que le mot « race » n’avait pas de sens, biologiquement, mais que, néanmoins, j’étais un homme noir et que le monde était ainsi fait. Tous les gens que j’ai rencontrés voyaient les choses ainsi : nous étions une famille noire, même si ma mère était blanche – j’ai donc simplement admis que ce que nous appelons la race était une réalité inévitable qu’il fallait accepter. Honnêtement, je ne suis pas sûr que j’aurais pu arriver à ces conclusions, en quelque sorte « libérées » de l’obsession américaine du sang et de la peau, si je n’avais pas quitté ce pays et fondé ma famille en Europe À l’heure où des tests ADN calculent vos pourcentages de telle ou telle origine, comment expliquer cette prégnance de la question de l’identité noire ? Notamment auprès des jeunes que vous rencontrez sur les campus ? • T.C.W. Je dirais que désapprendre la race, c’est insister sur le fait que l’identité noire n’existe pas, que la race n’est pas réelle. Le racisme, en revanche, est bien réel. J’ai été socialement considéré comme noir en Amérique, et c’est une catégorie qui heurte ma famille, comme tant d’autres depuis des générations. Il y a une culture noire extraordinaire, dont je suis très fier. Mais cela n’a rien à voir avec une vraie catégorie biologique – la « blanchité » non plus d’ailleurs – et notre société s’abîme en insistant
là-dessus. J’encourage tout le monde à faire un test ADN. On est souvent très surpris par le résultat – surtout en Amérique. Pourquoi était-il important pour vous de prendre position sur cette question qui
« obsède et déconcerte à la fois » ? • T.C.W. Je suis convaincu que nous n’allons pas résoudre le problème du racisme tant que nous continuerons à croire et à reproduire les idées de race, tant que nous souscrivons à ces catégorisations, fussent-elles seulement « socialement construites ».
« AUCUN GROUPE N’A LE MONOPOLE DE LA CONNAISSANCE, DE LA VERTU OU DU VICE »
Ces débats en France, notamment sur le privilège blanc, vous étonnent-ils ? Quelle est la spécificité des États-Unis ? Cette incommunicabilité raciale est-elle la même ici et là-bas ? • T.C.W. L’Amérique et la France sont deux pays multiethniques qui entendent porter des valeurs universelles. Ils ont, tous deux, un passé esclavagiste, mais ces histoires sont différentes. L’esclavage s’est exercé à l’intérieur des frontières américaines, mais hors de la France métropolitaine. Les Noirs américains, depuis plus longtemps sur le sol américain que la majeure partie des Blancs, revendiquent le fait d’avoir construit le pays, mais ils ont été systématiquement opprimés et exclus pendant des siècles. En France, même si le pays n’a jamais été homogène, il n’y avait pas non plus, jusqu’à récemment, un nombre important d’Africains, d’Asiatiques et de musulmans vivant en métropole. Il y a du racisme et de la discrimination en France, mais le discours américain autour du racisme systémique ne peut se calquer sur la situation française.
« On ne peut brandir l’épée identitaire sans en mourir », mais quelles sont
les solutions ? Comment « résister au racisme et imaginer une société qui dépasse les identités dont il se nourrit » ? • T.C.W. Le monde actuel célèbre l’essentialisation de chaque identité mais une seule – la blanche – est considérée comme dominante, malfaisante et coupable. C’est malsain à bien des égards. Aucun groupe n’a le monopole de la connaissance, de la vertu ou du vice. Et si cette stratégie vise à réduire les tensions raciales, elle va produire l’effet inverse. À mesure que la polarisation ethnique augmente, un certain nombre de Blancs embrassent, par défi, le suprémacisme blanc, comme nous le voyons aux États-Unis et en Europe. Nous avons besoin de trouver des moyens de traiter les torts du passé, la discrimination actuelle, tout en évoluant vers une société dans laquelle les différences raciales sont atténuées et où les caractéristiques physiques et d’origines comptent moins. Je ne dis pas que c’est facile, mais cela en vaut la peine.