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ÉCRIRE POUR SAVOIR, SAVOIR POUR ÉCRIRE ?

- ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT de l’académie Goncourt

Plusieurs fois, des amis supérieure­ment intelligen­ts, bien équipés en volonté, rompus aux exercices intellectu­els m’ont avoué : « Je sais parfaiteme­nt ce que je dois écrire. Pourtant, dès que je me trouve au-dessus de la page, rien ne

sort. » Comme ils ont raison ! On n’écrit pas ce que l’on sait, on écrit pour savoir.

La plume, c’est une boussole, un piolet, une paire de chaussures : elle permet d’explorer, elle accompagne le voyage, elle aide le pèlerin.

Si l’écriture ne constituai­t pas une aventure, elle se réduirait à une aventure inutile. Livrer un procès-verbal de ce que l’esprit contient déjà me paraît aussi stérile que chronophag­e : cela revient à attraper un âne mort dans son cerveau afin de le poser sur le papier. Un travail de fossoyeur, qui, bien que respectabl­e, ne suscitera guère de vocations. Créer s’oppose à enterrer.

Écrire stimule celui qui écrit et ne l’ennuie point. Au lieu d’éteindre l’activité cérébrale, écrire l’excite. Qui écrit cherche. Je n’ai jamais écrit pour dire ce que je pense, mais pour le découvrir.

Je songe à mes amis déçus d’eux-mêmes et je les supplie de reconsidér­er leur position. Ceux qui savent d’emblée ce qu’ils doivent écrire ont achevé le périple puisqu’ils stationnen­t dès le départ à la destinatio­n : normal qu’ils n’arrivent pas à démarrer ! Comment bouger sans envie ? Sans désir d’inconnu ? Sans appétit de mystère ? On va vers ce qui nous manque, pas vers ce que l’on a déjà.

Mieux vaut pressentir que savoir. Pressentir donne l’élan. Un créateur prend la direction d’un lieu qu’il ne connaît pas, qui peut-être n’existe pas, mais qui, une fois que ses phrases auront construit les murs, existera.

J’aimerais formuler des préconisat­ions précises ; or je crois à l’efficacité des préconisat­ions imprécises, celles qui laissent une grande part d’interpréta­tion personnell­e à quiconque les écoute. Mon conseil : cultivez le trac. Avez-vous rendez-vous avec quelque chose ? Ignorez quoi. Demeurez malléable. Ne vous raidissez pas. Craignez ! Là réside l’intérêt. Frémissez sans apaisement. Doutez sans certitude. Affrontez le danger, ne l’esquivez jamais. Baudelaire, prince du conseil imprécis car roi de la poésie, le disait à sa façon. « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefoi­s, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : “Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.” »

COMMENT BOUGER SANS ENVIE ? SANS DÉSIR D’INCONNU ? SANS APPÉTIT DE MYSTÈRE ?

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