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UNE ÉTOILE D’ARAIGNÉE

- PHILIPPE DELERM

On ne peut pas dire que ce soit un mot d’enfant. Plutôt un mot des enfants. Presque tous l’ont prononcé, traversés par une évidence et une révélation : « Regarde, une étoile d’araignée ! » Et les adultes, pour une fois, n’ont pas eu envie de rectifier. C’est vrai que l’on n’entend jamais : « Regarde, une toile d’araignée ! » Dans les maisons, on fait semblant de ne pas la voir, ou bien on l’abolit vite, un peu honteux.

Mais dans le ton glorieux, la voix flûtée, on est ailleurs. Une étoile d’araignée. C’est beaucoup plus beau comme ça. Une étoile d’araignée. Plus rien de cette architectu­re mortifère, incroyable­ment complexe et symétrique, destinée à la prédation avec une sophistica­tion perverse. Plus rien de ce qui se comprend, s’explique. Seulement le pouvoir de ce qui se voit, se ressemble et s’enchante.

Une étoile d’araignée. Elle est si pure au coin de la grille, un matin de grand froid, dans le soleil levant. Elle semble à la fois si frêle et si définitive­ment conquérant­e. Sans doute, elle se délitera beaucoup plus tard en gouttes d’eau trop lourdes qui menaceront les fils. Mais on ne verra rien de sa disparitio­n, de sa défaite, quand la températur­e va monter, et le ciel se couvrir. Elle est là, on ne voit qu’elle ; puis on ne la verra plus, et, là aussi, ce sera comme une magie. Chaque fil un peu inégalemen­t saupoudré de givre est une note parfaite, dans une harmonie de nature surnaturel­le. C’est comme si l’on admettait qu’on ait basculé dans un univers étrange, un fin palais de glace où il ne faut rien déranger, à peine souffler son haleine. Surtout ne pas toucher, ne pas risquer de détruire. Regarder.

La créatrice a disparu, s’est effacée de l’oeuvre, comme si celle-ci la dépassait. Un insecte ne peut concevoir cela. Un insecte qui fait souvent pousser des cris d’effroi, et qui intime soudain le silence. Un insecte lié à des idées de contaminat­ion sournoise dans une chaleur putride, et devenu à contre-emploi un artiste du froid.

Une étoile d’araignée, c’est beaucoup plus qu’une étoile. D’ailleurs, cela n’en a pas la forme. Une structure inconnue, dont le mot étoile est le seul équivalent en délicatess­e lumineuse et dessinée. De la beauté pour faire surgir ces mots sur des lèvres d’enfant. Non, ce n’est pas un mot d’enfant. Davantage un mot d’enfance, le talent de cristallis­er une sensation presque ineffable, une évidence qu’on ne peut nommer qu’avec un décalage de langage aussi subtil, presque aussi peu réel que ce qu’il nomme.

Étoile. Araignée. Le pape est mort. Un nouveau pape est appelé à régner. Araignée, drôle de nom pour un pape.

Mais quand les noms n’ont plus de nom, ils vont chercher, et si précisémen­t, juste en changeant un peu le monde : « Regarde, une étoile d’araignée ! »

CHAQUE FIL UN PEU INÉGALEMEN­T SAUPOUDRÉ DE GIVRE EST UNE NOTE PARFAITE, DANS UNE HARMONIE DE NATURE SURNATUREL­LE

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