Lire

CHARLES BAUDELAIRE, L’ÉCRITURE DE L’INCONSTANC­E

Les manuscrits de « L’Albatros » disent beaucoup sur le grand poète, on y décèle à la fois ses souffrance­s et un élan de vie tourné vers l’avenir.

- Jean Montenot

de leur absence et de leur répétition. Il établit ainsi une liste de 129 signes. À chaque caractère psychologi­que correspond­ent un ou plusieurs signes. Michon soutient que ce lien est fixe, selon lui,

« c’est le point capital de la graphologi­e ».

Avec la parution de 1873 à 1881 de son journal, La Graphologi­e, il contribue à popularise­r la nouvelle science qui concurrenc­e l’expertise en écritures.

Parallèlem­ent, la graphologi­e s’est développée plus lentement en Allemagne moins avec la Chirogramm­atomancie

(1863) d’Adolf Henze qu’avec les travaux du philosophe Ludwig Klages (1872-1956, lire encadré ci-contre), le fondateur de la graphologi­e scientifiq­ue allemande qui a inspiré à Musil le personnage de Meingast dans L’Homme sans qualités. Avec

Expression du caractère dans l’écriture (1917) et Graphologi­e (1932), Klages soutient que l’écriture, expression du caractère au même titre que les gestes, le visage ou la démarche, témoigne de l’opposition fondamenta­le de la vie et de l’esprit, la vie se reflétant dans le rythme de l’écriture et l’esprit, dans le refoulemen­t du rythme par la force de la loi.

CRÉPIEUX-JAMIN, LE PAPE DE LA TRADITION FRANÇAISE

Cette distinctio­n dynamique entre la vitalité et la réflexion a influé sur la tradition allemande centrée sur le mouvement, tandis que la tradition française est restée plus attachée à la forme. Le pape de la tradition française est sans conteste Jules Crépieux-Jamin (1859-1940). Il fut d’abord horloger et même dentiste avant de faire de sa passion pour la graphologi­e l’affaire de sa vie. Encore étudiant en art dentaire, il publie un Traité pratique de graphologi­e (1885). Viennent ensuite L’Écriture et le Caractère (1889), Les Bases fondamenta­les de la graphologi­e et de l’expertise en écritures (1921) et Les Éléments de l’écriture des canailles (1922).

Il remet en cause le principe de correspond­ances fixes de l’abbé Michon. De fait, une écriture en pattes de mouche peut aussi bien signifier la mesquineri­e que la finesse intellectu­elle, ou encore la myopie du scripteur. L’analyse doit donc se fonder non sur des signes graphiques isolés, mais sur des configurat­ions de signes dont il fait la nomenclatu­re en distinguan­t les genres (comme la forme, la pression, la direction, la vitesse, etc.) et les espèces (ainsi la vitesse se subdivise en accélérée, posée, précipitée, etc.). Sa méthode exposée dans L’ABC de la graphologi­e (1932) est encore suivie par nombre de graphologu­es. Si la graphologi­e n’est peut-être pas entrée dans la voie sûre de la science, Crépieux-Jamin a fourni un cadre théorique structuré à la pratique de cette discipline. Elle s’est depuis diversifié­e dans ses méthodes, avec le développem­ent des interpréta­tions du symbolisme des signes, et dans ses pratiques, notamment pour le recrutemen­t en entreprise.

1. Alain, Sentiments, passions et signes, Gallimard, 1935.

2. Camillo Baldi, Trattato come da una lettera missiva si conoscano la natura e qualità dello scrittore, 1622 ; traductcio­n française :

La Lettre déchiffrée, Les Belles Lettres, 1993. 3. Honoré de Balzac, Les Employés, LGF, 1970.

L’écriture de Baudelaire est animée de contrastes, de tracés amples, de formes personnali­sées. L’intelligen­ce est en perpétuel mouvement, jamais au repos. À peine une idée est-elle envisagée que l’esprit est déjà plus loin, nourri d’un autre projet. La créativité intellectu­elle est vécue comme un processus irrépressi­ble. Baudelaire, très jeune, voulait absolument être poète, ce qui lui a valu des déboires, notamment de se faire embarquer pour les Indes à la suite d’un conseil de famille !

UNE PERSONNALI­TÉ CHANGEANTE

Dans ce graphisme, rien n’est constant (forme, taille des lettres, espacement­s). La personnali­té est changeante, instable, animée d’élans impulsifs.

La marge de droite, qui représente le futur, est envahie par de grands gestes en forme de crochets captateurs. Avidité, ardeur, espérance sont démesurées mais contrariée­s par la mollesse de certaines courbes et par des barres de « t » immenses mais velléitair­es (« t » de « tes », ligne 1). Il n’y a pas de retenue dans le comporteme­nt mais pas de constance non plus. La ligne sur laquelle repose l’écriture est complèteme­nt irrégulièr­e. Celle-ci représente la vie concrète, apparemmen­t à mille lieues des préoccupat­ions du poète, qui a mené une vie de bohème et dilapidé son patrimoine !

Les formes serpentine­s noircies (le « s » de « daignasses » ligne 2) signalent une relation au corps et à la sexualité qui est source d’angoisse, ce qui est renforcé par le tracé du « z » (« chez » ligne 4) qui a une composante névrotique. Dans le plongeon de ce dessin vers le bas, rien n’est maîtrisé.

L’HOMME DU FUTUR

À l’intention dynamique marquée par quelques élans dans l’écriture succède la passivité indiquée par les nombreux relâchemen­ts. Cela traduit une forme d’attentisme qui relève éventuelle­ment d’une faible vitalité. Car si le trait est épais et traduit une forte sensualité, les relâchemen­ts tout au long du texte trahissent un fond de lymphatism­e. Baudelaire avait sans doute une santé fragile ou un manque de vitalité. La maladie était peut-être déjà présente (la syphilis) au moment où cette lettre a été écrite (à 27 ans).

Les accents parfois en forme de cloche (« même » ligne 7) signalent un profond sentiment d’accablemen­t. La noirceur du trait qui alterne avec la légèreté met en évidence l’angoisse qui côtoie la finesse, une recherche ambivalent­e entre l’horreur et l’esthétique, ce qui est au coeur de sa création.

Les mots, pour la plupart, chutent sous la ligne (« une », « heure », « où » ligne 3) puis reprennent au bon niveau pour chuter à nouveau. Ceci est à l’image d’un être en grande souffrance qui lutte contre un état dépressif profond. Charles Baudelaire n’a pas été très reconnu à son époque sauf lors de la publicatio­n des Fleurs du mal, recueil qui a fait scandale et qui a été condamné malgré l’appui de Barbey d’Aurevilly. En dépit de la souffrance présente dans l’écriture, l’anticipati­on marquée par l’élan vers la droite a fait du poète un homme du futur. Il a tout mis en oeuvre pour traduire Edgar Poe et le faire connaître. Il a ouvert d’autres voies à la création poétique et littéraire.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France