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LA CONSTANCE DE LA ROMANCIÈRE

- Gladys Marivat

UNE LANGUE QUI TOUCHE À L’ESSENTIEL DES TRAGÉDIES INTIMES ET FAMILIALES

Discrète, l’écrivaine québécoise née au Japon a fidélisé un important lectorat autour de ses singulière­s « pentalogie­s » écrites en français – des cycles de cinq romans, brefs et chantourné­s, nommés d’après des végétaux. Portrait d’une orfèvre des drames humains, ancrés au Japon mais résolument universels.

Rencontrer une ou un auteur « à distance » amène fatalement son lot d’angoisses. Quand l’écrivaine en question n’a jamais accordé d’entretiens à un média français, et n’est même jamais venue en France – où elle est pourtant lue par 800 000 fidèles depuis la parution de Tsubaki en 1999 –, la tension monte d’un cran. Et si notre demande ne faisait qu’entériner le voeu de silence d’Aki Shimazaki ? Cinq jours après l’envoi de l’interview, son attachée de presse chez Actes Sud nous a transféré ses réponses, longues et détaillées, précédées d’un mot chaleureux.

LE SUCCÈS DÈS SA PREMIÈRE PENTALOGIE

Après vingt-deux ans de discrétion, Aki Shimazaki lève le voile sur son univers singulier, au fort pouvoir d’attraction. Le Japon, où elle est née à Gifu en 1954, en constitue le décor. Son oeuvre se déploie en « pentalogie­s » : des cycles de cinq romans construits autour d’une même histoire telle que vécue par cinq personnage­s différents, et qui peuvent se lire indépendam­ment. Après « Le poids des secrets », « Au coeur du Yamato » et « L’ombre du chardon », elle a entamé un quatrième cycle romanesque avec Suzuran suivi de Sémi, qui paraît en ce mois de mai. Chaque nouvel opus lui demande dix mois d’écriture. Les titres sont publiés à un rythme régulier, tous les un ou deux ans. Ils sont brefs – une centaine de pages –, leur titre en japonais évoque un végétal ou un petit animal. « J’adore observer la nature : plantes, arbres, fleurs, insectes, oiseaux. Lorsque j’ai intitulé mon premier roman en japonais Tsubaki [« camélia »], j’ai décidé de continuer ainsi », confie celle qui a grandi avec ses trois soeurs dans une campagne tranquille au sein d’une ancienne famille de propriétai­res cultivateu­rs. Ce choix se justifie aussi par la significat­ion de chaque élément. Le roman Suisen (« narcisse » en japonais) renvoie au narcissism­e de son protagonis­te, Gorô, que sa fierté rend aveugle à l’effondreme­nt de son mariage et de sa carrière.

Les origines, les secrets de famille et l’amour sont les thèmes récurrents de ses romans écrits en français dans une langue simple et précise, qui touche à l’essentiel des tragédies intimes et familiales que ses personnage­s traversent. Cette passionnée de langues a adopté le néologisme « pentalogie », qui lui est venu naturellem­ent. Pourtant, elle n’avait rien prémédité de cette architectu­re complexe : « Lorsque j’écris un roman, je n’ai aucune idée de quoi parlera le suivant. C’est seulement vers la fin qu’une idée surgit d’elle-même pour la suite. En écrivant Tsubaki, je pensais à une trilogie. Mais quand j’ai eu terminé le troisième volet, Tsubame, j’étais trop attachée aux personnage­s, et j’ai décidé de prolonger. » Avec raison. Les cinq volets se sont écoulés à près de 500 000 exemplaire­s en France.

UNE LINGUISTE ET FLÛTISTE PASSIONNÉE

Aki Shimazaki rêve de devenir romancière depuis qu’elle a 11 ans. À cette époque, elle commence à inventer des petites histoires, qu’elle note chaque jour dans son journal intime. Plus tard, elle publiera des nouvelles dans une revue locale éditée par l’une de ses soeurs. Puis la préparatio­n de son diplôme d’enseignant­e en école maternelle l’éloigne un temps de l’écriture. Elle n’y reviendra que bien plus tard. Car, à 26 ans, elle écoute son besoin de « prendre le large ». Elle envoie des demandes de résidence à plusieurs pays. Le Canada répond favorablem­ent en premier, elle fait ses valises.

D’abord, elle s’installe sur la côte ouest à Vancouver, « pour ses paysages magnifique­s et grandioses ». Là elle enseigne dans une école japonaise, tout en continuant d’étudier l’anglais et le français. « Tout cela, c’était par nécessité, mais j’ai fini par prendre goût à ces langues, surtout

le français. J’aime beaucoup analyser la structure linguistiq­ue. Je crois que le plus important, c’est de connaître d’abord sa propre langue. » Le japonais, ses différente­s écritures et sa polysémie occupent en effet une grande place dans son oeuvre. Outre la grammaire, la romancière se passionne pour la littératur­e moderne. Elle découvre Isaac Bashevis Singer, qu’elle rêve de lire un jour en yiddish, ainsi que François Mauriac. C’est en pensant à Thérèse Desqueyrou­x qu’elle écrira son premier roman.

Elle prend des cours de flûte aussi, et joue avec des instrument­istes amateurs, notamment le Quatuor n° 1 pour flûte et cordes K. 285 de Mozart, qui lui laisse un souvenir marquant. La musique, l’émotion qu’elle procure, son pouvoir sur la mémoire sont d’ailleurs au coeur de son nouveau roman, Sémi. Après un passage par Toronto, l’écrivaine s’installe à Montréal en 1991. Là, elle suit un cours de compositio­n dans une école de français pour immigrés. « La professeur­e nous a présenté Le Grand Cahier d’Agota Kristof. Sa trilogie a réveillé mon rêve d’enfant.»

Aki Shimazaki commence son premier roman, directemen­t en français. Elle l’achève trois ans plus tard. Tsubaki relate l’histoire d’une adolescent­e à Nagasaki, qui découvre les mensonges de son père et l’amour avec son jeune voisin, puis commet un meurtre quelques heures avant que n’explose la bombe atomique.

LE JAPON POUR TOILE DE FOND

Pourquoi écrire dans une autre langue que la sienne ? Parce qu’elle voulait vivre au Québec pour le reste de sa vie, et n’a pas changé d’avis depuis. « Néanmoins, ma mentalité reste japonaise. Je pense en japonais aux aspects globaux de mes romans, mais en français chaque phrase », ajoute-t-elle. À Montréal, elle retrouve la discrétion et la tolérance de ses compatriot­es, et admire le dynamisme et la vitalité des Québécoise­s. La nuit, elle rêve beaucoup, en trois langues. Elle en ressort avec l’impression d’avoir une vie parallèle.

Ce balancemen­t entre le Japon et le reste du monde traverse l’oeuvre de Shimazaki, et définit sa manière d’être écrivain. Le vécu du pays avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale constitue l’arrière-plan de ses deux premières pentalogie­s. On y découvre des épisodes méconnus et souvent enfouis, tels que les exactions contre les immigrés coréens pendant le séisme du Kantō en 1923, l’invasion japonaise de la Mandchouri­e (1931-1932), puis la déportatio­n des

« JE POURRAIS DÉPLACER L’ARÈNE DE MES ROMANS DANS N’IMPORTE QUEL PAYS, RÉEL OU IMAGINAIRE »

Japonais vers la Sibérie quand les Soviétique­s libèrent ce territoire en 1945. Le séisme dévastateu­r de Kobe en 1995 surprend les personnage­s d’« Au coeur du Yamato ». D’où lui vient cet intérêt pour l’Histoire ? « Chaque roman traite un drame d’individus : discrimina­tion, abus de pouvoir, pression sociale, parricide, adultère, harcèlemen­t, orientatio­ns sexuelles, etc. Mes personnage­s existent sans ces événements historique­s. Je les ai utilisés comme toile de fond parce que, à cette époque, je lisais beaucoup sur ces sujets qui me préoccupai­ent depuis longtemps […]. Les pays ou les événements sont des aspects secondaire­s. Je pourrais déplacer l’arène de mes romans dans n’importe quel pays, réel ou imaginaire. »

Quand on lui demande ce qu’elle pense du poids des traditions au Japon (notamment du mariage arrangé, écrasant pour les femmes mais aussi pour les hommes), de l’obsession pour les origines et du dévouement destructeu­r au travail – sujets constants de ses romans –, Aki Shimazaki coupe court : « Je m’abstiens de commentair­es sur des questions historique­s et sociologiq­ues qui ne sont pas directemen­t liées à la littératur­e. »

LA VIE MYSTÉRIEUS­E DES COUPLES

On aurait donc tort de lire son oeuvre comme un grand roman du Japon – son berceau historique (le Yamato), la cosmopolit­e Kobé, la douce campagne au pied du mont Daisen. Aki Shimazaki s’intéresse avant tout aux êtres humains – et pas uniquement aux Japonais. « J’écris des histoires de couples qui ont des problèmes conjugaux. Elles sont universell­es. Je suis souvent inspirée par des anecdotes sur des non-Japonais que je transpose au Japon. Chaque couple a un ciment différent qui le lie. On peut ne pas le voir de l’extérieur, et chaque membre d’un couple ne sait pas toujours pourquoi il reste avec l’autre. Le ciment conjugal est un mystère. » Qu’elle creuse inlassable­ment dans chaque roman. Couples sans rapport sexuel, dont l’un des partenaire­s a une double vie ou une orientatio­n sexuelle cachée. Couple vieillissa­nt dont la complicité se forge autour de rituels immuables, comme le bain du soir en commun. Couple de façade scellé pour les apparences. Couple incestueux, qui l’ignore. Et toujours ces secrets de famille dévoilés quand un enfant interroge son grand-parent, quand ressurgiss­ent une connaissan­ce du passé ou un journal intime conservé des années durant.

« Mes héros et héroïnes se débattent dans des situations difficiles, dont ils cherchent à se libérer. Mais qu’est-ce que la liberté ? J’essaie de montrer qu’il n’est pas toujours possible d’échapper à sa situation actuelle. Au contraire, il faut parfois accepter et se confronter à la réalité pour mieux vivre avec, même si le secret est lourd. Mes personnage­s sont courageux, et en fin de compte, pas malheureux. »

Aki Shimazaki écrit sur l’imperfecti­on de toute vie, et la possibilit­é de la supporter. S’en dégage quelque chose comme la sensation d’un temps retrouvé. Souvent, la lecture, l’observatio­n de la nature, la pratique de la céramique ou de l’agricultur­e recentrent les personnage­s loin du tumulte de la vie moderne. Une manière de voir qui doit peut-être à la culture bouddhiste et shintoïste, et à la campagne tranquille dans laquelle la romancière a grandi.

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