LA MATRICE DE L’IMAGINAIRE
Entre autres descendances, l’oeuvre d’Homère aura particulièrement marqué les différents courants de la fantasy et de la science-fiction. Du Seigneur des anneaux à 2001, l’Odyssée de l’espace, en voici quelques illustrations.
A «ussitôt accordé un délai infini avec des circonstances et des changements infinis, écrit Borges dans L’Aleph, l’impossible était de ne pas composer, au moins une fois, l’Odyssée. Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes… » Homère ne serait-il qu’une voix ? Si oui, elle parle par toutes les bouches ; l’influence exercée par l’oeuvre du « barde aveugle » sur la littérature occidentale est incommensurable. De La Divine Comédie de Dante (où l’on retrouve Homère, quoique le poète italien ne l’ait jamais lu) au Don Quichotte de Cervantès, autre fable d’illusions et d’errance, l’Iliade et l’Odyssée contiennent tous les autres récits. D’un côté, histoire guerrière, de loyauté, d’amour tragique ; voyage épique de l’autre, nimbé de ruse et de merveilleux : creuset dédoublé où infusent les épopées de notre ère, en sorte que l’on pourra toujours rattacher telle ou telle oeuvre à l’un ou l’autre canevas (Le Trône de fer : l’Iliade ; Le Seigneur des anneaux : l’Odyssée, etc.). Au-delà des suites et des réinventions (Joyce, Aragon, Giono, Sándor Márai, Madeline Miller…), toute la fantasy ou presque est là, du corpus tolkienien à L’Odyssée du Passeur d’Aurore, cinquième tome du Monde de Narnia de C.S. Lewis, ou aux aventures de Cugel l’astucieux, héros de La Terre mourante de Jack Vance, « un homme très capable, qui sait s’adapter mais qui est obstiné ».
DANS LES GOUFFRES DU TEMPS
Sur un plan plus explicite encore, difficile de passer sous silence Ilium et Olympos de Dan Simmons, diptyque de « science-fiction douce » qui, dans un foisonnant déploiement baroque inspiré d’Homère, mais aussi de Shakespeare, de Proust et de Nabokov – rien que ça –, met notamment en scène Odysseus (Ulysse) et les dieux de l’Olympe. Autre pierre (ou monolithe) angulaire ? 2001, l’Odyssée de l’espace, roman d’Arthur C. Clarke rédigé conjointement au film, narrant, entre autres, le périple d’un vaisseau vers un satellite de Saturne. À son bord : le commandant de bord David Bowman – « archer », en anglais – qui, pour tromper l’ennui, « s’était mis à lire l’Odyssée [parce qu’il] l’emportait le plus loin dans les gouffres du temps ».
Plus récemment, Retour à Cold Mountain, de Charles Frazier, peut être lu comme une transposition de l’Odyssée dans l’Amérique de la guerre de Sécession, avec Inman dans le rôle d’Ulysse, un soldat sudiste blessé et traumatisé (« il y a tant de choses que je regrette d’avoir vues »), traversant les grands espaces américains et n’aspirant qu’à retrouver son Ithaque (ici, une petite ville de Caroline du Nord) où l’attend Ada, Pénélope du xixe siècle. C’est aussi cette dernière qui est mise à l’honneur dans L’Odyssée de Pénélope de Margaret Atwood, présentant le point de vue de l’héroïne et de ses douze servantes. L’épouse fidèle, qui s’exprime depuis les Enfers, s’efforce de rectifier une chronique un poil trop patriarcale à son goût. Du Atwood vintage ? « Chaque fois que l’on écrit un roman du point de vue d’une femme, on est catalogué féministe », s’amuse la Canadienne.
Dans Le temps n’est rien d’Audrey Niffenegger, Clare Abshire passe sa vie à attendre son époux, Henry DeTamble qui, atteint d’une maladie génétique très particulière, voyage régulièrement, et contre son gré, dans le temps. L’allusion à Pénélope est si manifeste que l’épigraphe closant le roman est une citation de l’Odyssée – Ulysse sanglotant, sa femme contre son sein. Mais dans la vraie vie, l’épouse attend, encore et toujours. « […] Je n’ai pas le choix. Il va venir, et je suis là. » Les tragédies ont la vie dure…