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Dernières nouvelles des étoiles

Maylis de Kerangal - Alain Fleischer - Shmuel T. Meyer Astrid Éliard… À l’occasion de la remise mi-mai du prix Goncourt de la nouvelle, petit état des lieux de la fiction courte, aujourd’hui, en France.

- Laëtitia Favro

Et si, pour donner un aperçu de l’infini, une simple nouvelle pouvait suffire. Quelques lignes et puis la chute, comme si l’histoire qu’elles avaient voulu contenir basculait dans l’inconnu, entraînant le lecteur dans son sillage. Parmi les recueils de ce printemps, les Petites histoires d’infinis d’Alain Fleischer relèvent ce pari un peu fou de dire l’indicible, ou plutôt de le suggérer. La malice s’allie à la poésie sous la plume de l’artiste à la silhouette de savant fou, qui alerte en avant-propos: « L’infini doit apparaître par surprise. Peutêtre même abruptemen­t. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d’un précipice qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant. » Première nouvelle, premier croc-en-jambe : « Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. »

En disciple de Punxsutawn­ey Phil, Alain Fleischer nous initie à ce que les narratolog­ues ont nommé la « suspension volontaire de l’incrédulit­é » (ou « suspension du refus de croire »), condition sine qua non

de l’ouverture à l’infini. Et comme « l’infini et la fin ont partie liée », la petite histoire, courte par le nombre de mots qu’elle comprend, vertigineu­se dans ce qu’elle laisse en suspens, se révèle la forme la plus appropriée, outre le ravissemen­t que chacun de ces joyaux procure.

CONDENSER SA PLUME, DÉVELOPPER SON ART

Chez Maylis de Kerangal, lauréate en 2014 du Grand Prix RTL/Lire pour Réparer les vivants, l’espace se peuple d’échos. Conçu « comme un roman en pièces détachées »

avec une novella centrale autour de laquelle gravitent sept « satellites », Canoës est né sous l’étoile de la pandémie, comme l’indique l’écrivaine en postface : « En mars 2020, alors que je commençais à écrire sur la voix humaine, les bouches ont brusquemen­t disparu sous les masques, et les voix se sont trouvées filtrées, parasitées, voilées : leurs vibrations se sont modifiées et un ensemble de récits a pris forme. »

Faisant la part belle à une « tribu de femmes »

que l’on rencontre au moment où leur existence prend un tour inattendu, le recueil donne à entendre la voix singulière d’une écrivaine qui, en condensant sa plume, développe son art. Dans « Nevermore », la voix de la narratrice est comparée à un « canoë clair sur océan sombre » à la lecture du poème le plus célèbre d’Edgar Allan Poe. Dans « Un oiseau léger », une jeune

femme demande à son père d’effacer de son répondeur la voix de sa mère, morte cinq ans plus tôt.

Dans « Mustang », la nouvelle principale, une mère rejoint son compagnon et leur fils à Golden, Colorado. Bien décidée à ne pas se fondre dans la fable d’un pays dont elle considère d’abord les us et coutumes avec un rictus moqueur, la voici pourtant quelques pages plus loin au volant d’une « Ford Mustang vert forêt, intérieur skaï vert amande », puis surprise en possession d’un revolver volé et, enfin, face à un shérif « avec son étoile » qui l’interroge : « Who are you ? » Que s’est-il passé pour qu’elle devienne involontai­rement « complice de la légende » ? S’est-elle perdue ou finalement trouvée en se reconnecta­nt à cette part de sauvagerie que l’ailleurs a révélée ?

PRISES À LEUR PROPRE PIÈGE

Aux éditions Metropolis, l’ailleurs ne se décline pas en un mais en trois recueils de nouvelles, pour trois géographie­s : New York, Israël et l’Europe. Parmi les quatre finalistes du Goncourt de la nouvelle, Et la guerre est finie… , de Shmuel T. Meyer, saisit ainsi le destin d’hommes et de femmes confrontés à l’Histoire sous la forme d’une mosaïque de portraits tous plus vibrants – et vivants ! – les uns que les autres. Les lecteurs y retrouvero­nt les thèmes chers à l’auteur, comme l’injustice, le racisme et l’incommunic­abilité entre les êtres, parfois sur fond de musique jazz. Chaque page devient un coin de rue au détour duquel une aventure est toujours sur le point de commencer, et chaque palier, chaque fenêtre ouverte, une occasion de découvrir un pays et ceux qui en sont l’âme.

À défaut de grands espaces, Les Bourgeoise­s d’Astrid Éliard nous fait entrer dans un monde où tout semble étriqué : les moeurs comme l’horizon de familles dysfonctio­nnelles essayant coûte que coûte de préserver les apparences. Quand son conjoint se voit proposer une « expat’ de rêve » à Dubaï, la narratrice de « La migration des crabes » craint de devenir sa « propre ennemie » en rejoignant le cercle des expatriés avec domestique­s pour « nettoyer derrière [eux] ». Les nounous deviennent, dans la nouvelle éponyme, le sujet de commérages préféré de primopartu­rientes (« un sujet qui les ravit, les fascine, les amuse et leur offre aussi, parfois, un petit frisson ») qui, avec leurs macarons Ladurée, se gavent de préjugés douteux. Jusqu’à se voir prises à leur propre piège. Alors que des passants se retournent (« les narines agressées, une expression de dégoût sur le visage ») sur le passage de celle qui vient de prendre « son bain de Guerlain quotidien », l’héroïne de « La Sainte Famille » se demande, en attendant son fils à la sortie d’une école privée, s’il lui faut avouer aux autres parents que sa mère

« roule avec un sticker Say no to the Pope collé sur son pare-brise ». « Elle hésite à dire toute la vérité à Amandine. Avouer sa faute, faire amende honorable, peut-être que ça aiderait. Les catholique­s aiment pardonner, non ? »

Le jury du Prix Goncourt de la nouvelle ne manquait donc pas de prétendant­s. À l’image des Récits B (Verticales) de Frédéric Ciriez qui, en quelques boucles oniriques grésillant à nos oreilles comme les faces oubliées de 45 tours, nous entraînent sur les traces d’un Robert Smith égaré ou d’un presque homonyme connu comme le « typographe fou de l’Imprimerie royale de Paris ». Sans oublier, parmi les finalistes, Les Orages de Sylvain Prudhomme (Gallimard/L’Arbalète) – dont nous avions publié un extrait dans l’édition de décembre-janvier –, et Derniers jours (Grasset) de Cyril Roger-Lacan qui, en sept variations autour de la fin de vie, saisit magistrale­ment cet ultime moment de bascule avant de rejoindre les étoiles. Sans oublier

Seul entouré de chiens de David Thomas (lire ci-contre), publié à L’Olivier – l’éditeur français d’un certain… Raymond Carver !

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Maylis de Kerangal
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HHHHH CANOËS MAYLIS DE KERANGAL 168 P., GALLIMARD/ VERTICALES, 19 €. EN LIBRAIRIES LE 13 MAI.
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HHHHI PETITES HISTOIRES D’INFINIS ALAIN FLEISCHER 176 P., GALLIMARD/ L’INFINI, 16 €

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