Sa drôle de guerre
Gallimard publie les fameux « cahiers noirs » de la période 1939-1941. Le philosophe y médite les racines profondes du déchaînement de violence de l’époque, mettant en perspective le nationalsocialisme, le fascisme avec le bolchevisme et l’américanisme.
Ces Réflexions s’inscrivent dans la suite des Apports à la philosophie – traité de 1936, publié en 1989, et tenu pour être le deuxième « grand livre » de Heidegger après Être et Temps. Le philosophe allemand approfondit, parfois ressasse, dans ces « cahiers de travail » en partie rédigés pendant ses insomnies, les questions qui le travaillaient, notamment le fait que la violence de la modernité (ou « des temps nouveaux ») est profondément liée à la quête sans limites de la puissance et de la surpuissance. La raison serait à chercher dans le règne de la technique moderne dont l’essence secrète serait la « fabrication » (« Machenschaft »)
– le mot signifie aussi en allemand courant « manigance », « machination », « manipulation » –, ce qu’il nommera après la guerre « arraisonnement » (« Gestell ») – et qui se traduit notamment par la planification organisationnelle de toutes choses, par l’idéologie de l’efficience recherchée pour elle-même et par la domination de la pensée calculante (malheureusement rapprochée par Heidegger de la figure du « judaïsme mondial »), pensée qu’il oppose « à la pensée qui médite le sens ».
Heidegger relève les multiples signes concrets des effets destructeurs de ce phénomène. La dévastation touche ainsi au coeur toutes les formes de culture et d’activités humaines : « Les hommes de lettres […] se mettent partout au service de la planification éditoriale » pour « être en phase avec le peuple », les sciences deviennent une « activité professionnelle »,
l’histoire perd tout rapport vivant à la destinée d’un peuple et se fait historiographie où tout est mis sur un même plan, la politique perd son sens et n’a plus rien à voir avec la polis, l’État et la patrie ne sont plus que des instruments d’organisation au service de la puissance et de la « fabrication ». Le peuple se dilue en « masses » anonymes et atomisées, plus aisément manipulables.
NIHILISME DESTRUCTEUR
Tout semble ainsi pouvoir être ramené à ce trou noir de la fabrication, l’idéologie de la race comme celle de la classe sociale. Le bolchevisme, qu’il dit étranger au monde russe, le fascisme ou le national-socialisme, qui sont des « variantes du socialisme autoritaire », et l’américanisme – « les Américains réduisant tout à rien sous l’apparence du bonheur » – sont autant de manifestations de ce nihilisme destructeur. Heidegger se risque même à une curieuse prophétie : « Autour de l’an 2300 au plus tôt, il y aura peut-être à nouveau histoire-destinée. L’américanisme, parvenu au point où il sera saturé par son propre vide, devra s’être épuisé. Jusque-là, l’être humain fera encore dans le rien des progrès dont on n’a pas idée. »
On ne peut guère qu’évoquer le débat sur la compromission du grand penseur allemand avec le national-socialisme. Bien davantage que cinquante nuances de gris séparent ceux qui ne voient en Heidegger qu’un idéologue plus ou moins crypté du régime et ceux qui soutiennent que l’erreur de 1933 (l’adhésion au parti) est sinon excusable du moins serait le revers d’une médaille dont l’avers serait cette méditation très profonde et parfois très obscure sur les racines du déchaînement de violence propre aux temps modernes.
On ne discutera pas des choix du traducteur – « Weltjudentum » par « judaïsme mondial » ; « Ereignis » par « avenance » plutôt que par « événement » ou « événement appropriant » ; « Gründung » par « fondamentation », etc., sinon pour indiquer que celui-ci s’est mis dans les pas de François Fédier et de Pascal David qui, à défaut de rendre toujours la lecture plus limpide (l’est-elle en allemand ?), déchargent le texte de ce qui en lui pourrait consoner avec certains accents du néoparler national-socialiste.