MENACES SUR LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
L’époque malmène ce socle des démocraties libérales, constatent les deux auteures. Si la journaliste désigne les nouveaux censeurs à l’extrême gauche, la philosophe estime que la liberté d’expression est prise en otage entre deux camps.
Quand l’une fonce tête baissée dans la mêlée, l’autre essaie d’y voir plus clair. Un coup de gueule pour Sonia Mabrouk. Un essai philosophique pour Monique Canto-Sperber. Les deux femmes sont au moins d’accord sur un point : la liberté d’expression est malmenée. Des groupes, des individus, des multinationales tentent d’imposer les règles de la parole publique, notamment dans la foire d’empoigne des réseaux sociaux ou à l’université, sous l’influence des campus américains. Pour le reste, leurs analyses divergent.
Selon Sonia Mabrouk, les coupables du « terrorisme intellectuel » sont à classer pêle-mêle dans un camp aux intérêts convergents : « les décoloniaux, les antisécuritaires pavloviens, les féministes primaires, les écologistes radicaux, les fous du genrisme, les islamo-compatibles et les Gafam ». « Ces nouvelles incarnations du militantisme contemporain, modèles d’une gauche radicale, écrit-elle, ne supportent pas la contradiction » et « sont certains de détenir la vérité ». Dans Insoumission française, Sonia Mabrouk accuse un camp mais en épargne un autre.
UNE GUERRE LARVÉE
« La liberté d’expression est prise en otage », constate quant à elle Monique Canto-Sperber. « D’un côté, elle sert à cautionner des propos abjects ; de l’autre, elle est contestée dans son principe par l’activisme de censeurs qui veulent faire la loi en matière d’expression publique. » Ainsi, la liberté d’expression est, selon elle, prise en étau dans une « mêlée confuse » entre les revendications d’une parole libérée à la limite du racisme et de l’antisémitisme, l’extrême droite raciste, des terroristes islamistes prêts à tuer quand ils sont offensés et de nouveaux censeurs des réseaux et de l’université. Nous assistons à une « guerre larvée » pour l’hégémonie sur la liberté d’expression. Et dans cette guerre, nombreux sont ceux qui choisissent l’autocensure et la prudence de l’expression.
Initialement, Monique Canto-Sperber devait écrire Sauver la liberté d’expression en collaboration avec le regretté Ruwen Ogien, grand spécialiste de philosophie morale emporté par un cancer en 2017. C’est sans cet autre amoureux de la liberté qu’elle s’est attelée à cette réflexion sur les mutations de la liberté d’expression, « plus solide ciment d’une société libre ». Car la philosophe a vu ses convictions ébranlées devant le constat que ce droit fondamental né au xviiie siècle était « devenu en luimême un problème ». En cause ? Le changement anthropologique impulsé par les Gafa, la démocratisation de l’accès à la parole et le caractère multiculturel de nos sociétés. Face à ces évolutions sociales et culturelles, il lui paraît aujourd’hui plus judicieux
« de définir la liberté d’expression en termes d’équilibre entre les capacités de parler, plutôt que de morale et de valeur […],
de concevoir les limites de l’expression publique à partir de la liberté de parole laissée aux autres, y compris leur liberté de répliquer », écrit-elle avant d’ajouter : « Tous les propos sont admissibles, sauf s’ils n’ont d’autre but que de faire taire et d’anéantir tout débat : c’est à cette condition que la liberté restera aussi étendue que possible. »
Quant aux réseaux sociaux, c’est le principe même du fonctionnement des plateformes qu’il faudrait discuter, estime la philosophe. Les propos nocifs devraient être neutralisés par des engagements civiques en faveur de la liberté d’expression sans recourir à la censure. Mais résister, c’est aussi prendre le risque de devenir une cible, note Sonia Mabrouk. Son parti pris lui vaudra selon elle d’être « de facto cataloguée comme raciste et antiprogressiste ».