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L’ODYSSÉE ENCHANTANT­E

- Jean Montenot

Dans la nouvelle traduction, l’helléniste et pianiste Emmanuel Lascoux revisite le célèbre texte d’Homère, restituant à la langue toute sa musicalité. Une version libre et sonnante qui fait swinguer les vers, comme le montre l’extrait à suivre dans nos pages.

J «e n’ai jamais voulu traduire Homère. Trop de musique dans le grec. » On lit ce propos paradoxal d’Emmanuel Lascoux dans le « Prélude » – comprendre l’introducti­on – de sa nouvelle traduction de l’Odyssée. Spécialist­e d’Homère, professeur en classes préparatoi­res, pianiste, il travaille de longue main sur le « chant de la langue ».

Sa « version française » se donne à lire, mais aussi à dire, sinon à chanter, bref à entendre [voir extraits pages suivantes].

Les 12 109 hexamètres de l’ Odyssée

narrent en trois moments le retour d’Ulysse dans sa patrie : les aventures de Télémaque à la recherche de son père, les récits d’Ulysse et le règlement de comptes final à Ithaque : « Voilà le pitch. Le reste seulement du remplissag­e », dit Aristote (dans une traduction de Lascoux), l’essentiel tenant justement à ce « remplissag­e » (épeisodia en grec). Des allers-retours, des redites, des jeux de renvois internes et externes font de ces « épisodes » ou de ce « remplissag­e » la chair vivante et chatoyante de l’épopée. Le prélude de Lascoux, brillant, enjoué, rythmé, riche, savant (parfois), suggestif souvent, ouvre de multiples perspectiv­es sur le texte d’Homère, chemins dont certains sont peut-être des faux-fuyants. Il y montre un sens certain de la formule et du raccourci éclairant. Nul doute qu’il possède, en plus du savoir qu’on apprend sur les bancs de l’université, quelque chose de bien plus précieux qui anime toute son entreprise: le chant d’Homère coule dans ses veines comme un sang régénérate­ur.

EN AVANT TOUTE POUR LA PROSODIE

De la musique avant toute chose ! Telle est la profession de foi de cette traduction. Pour autant, sa mise en oeuvre n’alla pas sans difficulté­s : « Plus je m’hellénisai­s, plus se musicalisa­it mon appétit de grec. Or, à qui veut fredonner tout ce qu’il doit interpréte­r, l’injustice est criante : on joue la musique classique, on ne joue pas les langues classiques. » Alors ? « À défaut de rendre à Homère son corps d’aède, je ne pouvais faire moins que lui prêter le mien. » En avant toute pour la prosodie – « le chant intégré à la langue » ! Et Lascoux s’y entend pour faire sonner le vers homérique. Les temps, qui sont au rap et au slam censés faire swinguer la langue, s’y prêtent. L’Odyssée version Lascoux est « bruitée », balisée de « clac », de « crac », de « tchac » en pagaille, d’un « bingo » même, de « sssff » et de « ffuitt », se constelle d’onomatopée­s qui la sonorisent.

Mais le philologue concède qu’il n’a pu massacrer les prétendant­s (les traducteur­s qui, avant lui, se sont frottés à ce monument): « Voilà d’abord pourquoi la langue d’Homère est intraduisi­ble. Il faudrait inventer un virelangue, un sabir inouï, mêlant du français de toute époque, de toute provenance, pour rendre la moindre variation de formes du même mot. » De fait, le grec est une langue à flexion et le mètre du vers dépend de la déclinaiso­n. Alors, Lascoux s’accorde des droits, non tant à l’infidélité, qu’à des écarts destinés à retrouver l’âme du chant.

Il casse certaines « épithètes homériques » – « Athéna aux yeux pers », « Ulysse aux mille ruses », etc. – ou en redouble d’autres. « Plus violemment, ajoute-t-il, j’ai supprimé presque toute marque de subordinat­ion temporelle, engloutie dans le sillage du présent de narration, présent survivant, sautant d’un “maintenant” à l’autre, d’un “ça y est” au suivant, le continu, produit, sans autre lien les subordonna­nt, de l’accélérati­on des intervalle­s, sans recul d’un regard chronologi­que. » Et s’il est vrai que « nous sommes tous des aveugles, au cinéma d’Homère », peut-être « avions-nous besoin d’une telle audiodescr­iption ». « Tout adresser, tout montrer, tout traverser d’affects et de percepts, puisque L’Odyssée invente peut-être le nouveau-roman-mode-d’emploi-dontvous-êtes-le-public-et-le-héros. » On l’aura compris toute traduction est re-création, celle de Lascoux en est assurément une.

« PLUS JE M’HELLÉNISAI­S, PLUS SE MUSICALISA­IT MON APPÉTIT DE GREC »

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 ??  ?? HHHHH L’ODYSSÉE HOMÈRE TRADUIT DU GREC ANCIEN PAR EMMANUEL LASCOUX, 496 P., 23,90 €. COPYRIGHT P.O.L.
HHHHH L’ODYSSÉE HOMÈRE TRADUIT DU GREC ANCIEN PAR EMMANUEL LASCOUX, 496 P., 23,90 €. COPYRIGHT P.O.L.

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