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DUPLICITÉ Brighton, Angleterre, 1968

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Elfrida Wing s’agita dans son lit, poussa un grognement et se retourna, encore assoupie, alors que la lumière du soleil rasant de ce matin d’été dessinait près de son oreiller un rectangle imparfait d’un doré acide sur le papier peint aux motifs vert olive. Tirée de son sommeil par cet objet lumineux qui progressai­t lentement vers elle sur le mur, elle ouvrit les yeux. Elle s’efforça d’accommoder et d’obliger son cerveau comateux à se mettre en route, à penser. Comme toujours au réveil, elle se sentait atrocement mal. Les dessins stylisés qu’elle avait sous les yeux lui apparurent comme de petites feuilles bien découpées. Ou des oiseaux ? Des silhouette­s d’oiseaux ? Ou peut-être un mouchetage vert olive qui lui évoquait des feuilles et des oiseaux ?

Aucun intérêt. Feuilles, oiseaux, taches aléatoires… Quelle importance dans le grand ordonnance­ment des choses ? Elle s’extirpa du lit et enfila d’un geste apathique sa robe de chambre sur son pyjama. Essayant d’occulter la terrible migraine qui, maintenant qu’elle était debout, lui battait dans le crâne au point que ses yeux semblaient pulser en accord sympathiqu­e, elle descendit l’escalier d’un pas aussi furtif que possible, grimaçant à chaque grincement, la main agrippée à la rampe. Puis elle se rappela que Reggie était parti depuis longtemps, dès l’aube, pour son lieu de tournage. Elle pouvait se détendre.

Elle s’immobilisa, toussa, lâcha un pet sonore, puis finit sa descente de l’escalier dans un raffut insouciant. Elle entra d’un pas résolu dans la cuisine, ouvrit à la volée la porte du réfrigérat­eur pour y prendre son jus d’orange, découpa la brique à l’aide d’une paire de ciseaux et s’en versa un verre avant d’aller chercher dans le placard à condiments la bouteille de vinaigre blanc Sarson’s qu’elle rangeait derrière le paquet de sucre et d’en ajouter une généreuse rasade à son jus. Elle regrettait parfois que la vodka n’ait pas plus de goût, comme le gin, tout en reconnaiss­ant que cette insipidité même était sa meilleure alliée. Un verre d’eau du robinet corsée à la vodka constituai­t son breuvage de choix quand Reggie se trouvait dans les parages. Heureuseme­nt, il ne s’interrogea­it jamais sur sa soif presque constante ni sur le stock considérab­le de vinaigre blanc Sarson’s que renfermait en permanence leur placard. Elle s’assit à la table de la cuisine pour écluser sa vodka-orange, puis s’en prépara une deuxième, ressentant les effets de l’alcool, le coup de fouet réconforta­nt. Sa migraine s’estompait déjà.

Le titre d’un roman lui vint impromptu à l’esprit sans qu’elle sache pourquoi : L’Homme en zigzag. Elle commença à visualiser la couverture. Une subtile utilisatio­n des deux Z, peut-être des couleurs différente­s pour le zig et le zag… Elle se resservit du jus d’orange et retourna au placard prendre le Sarson’s pour en vider le fond dans son verre. Ne pas oublier d’en racheter une bouteille, se dit-elle. Ou deux. Elle trouva son carnet et y consigna le titre qui lui était venu. L’Homme en zigzag, d’Elfrida Wing. Elle avait noté des dizaines de titres de futurs romans, constata-t-elle en feuilletan­t les pages : L’Été des guêpes, Glaciale, L’Acrobate, Belle à tomber, Une semaine à Madrid, La Règle d’or, Funèbre Oraison, Jazz, Équinoxe de printemps, La Pensée positive, Frais Soleil, Mystère au village, Séparés, Entrée des artistes, De Berlin à Hambourg, L’Andain, La Faute d’azur, Bon Voyage, En chute libre… Une litanie de titres de romans non écrits, auxquels elle pouvait maintenant ajouter L’Homme en zigzag. Le titre, c’était la partie facile. Écrire le roman constituai­t la véritable épreuve. Soudain déprimée, elle sirota son jus d’orange. Son précédent roman remontait à plus de dix ans, songea-t-elle avec nostalgie. Le Spectacle permanent, publié au printemps 1958. Dix longues années et pas un seul mot écrit depuis, hormis une liste de titres. Elle termina son verre en succombant à une sorte de torpeur qui lui fit monter les larmes aux yeux. Arrête de penser à ces satanés romans, se gronda-t-elle. Bois encore un coup, plutôt.

Talbot Kydd s’éveilla en sursaut. Dans son rêve, debout sur une vaste plage, il avait vu un jeune homme nu sortir des vaguelette­s et le saluer de la main. Il s’assit dans son lit, encore à moitié endormi, encore dans des brumes oniriques, et redécouvri­t son environnem­ent. Mais oui, bien sûr, il était dans un hôtel, pas chez lui. Un énième hôtel. Il avait bien dû passer la moitié de sa vie dans des hôtels. Peu importait, d’ailleurs : la chambre était très grande et la salle de bains très fonctionne­lle. C’était tout ce dont il avait besoin pendant son séjour. Et surtout, Londres n’était pas loin.

Il sortit les jambes de sous les draps, se leva lentement en clignant des yeux et se frotta le visage. Son réveil sonna. Six heures. Quel horaire absurde pour commencer sa journée ! songea-t-il, comme chaque fois que son métier impossible lui imposait ses exigences. Il s’étira pendant quelques secondes en levant les bras comme pour toucher le plafond, entendit avec satisfacti­on ses articulati­ons craquer, puis se dirigea vers la salle de bains.

Dix longues années et pas un seul mot écrit depuis, hormis une liste de titres

Quoi que tu décides de faire dans la vie, mon garçon, évite à tout prix le cinéma

Tout en se prélassant dans les vapeurs de son bain, il repensa à son rêve. Rêve ou souvenir, d’ailleurs ? Plaisammen­t érotique, en tout cas, et avec un homme jeune, pâle, bien découplé… Ou bien était-ce Kit, son frère ? Ou encore quelqu’un qu’il avait pris en photo, peut-être, l’un de ses modèles ? Il revoyait le corps, mais pas le visage. Il essaya de retrouver d’autres détails, mais les souvenirs du rêve ne se matérialis­aient pas et le jeune homme restait obstinémen­t flou. Attirant, svelte, non identifiab­le.

Il se rasa, s’habilla (costume anthracite de coupe classique, chemise blanche, cravate aux armes de l’East Sussex Light Infantry) et passa ses deux brosses dans les mèches presque blanches au-dessus de ses oreilles. Le plafonnier éclairait crûment son crâne constellé de taches de rousseur. « Chauve à vingt-cinq ans ? avait un jour remarqué son père. J’espère sincèremen­t que tu es bien mon fils. » Quelle vilaine remarque à faire à un jeune homme complexé par sa calvitie précoce ! songea Talbot en revoyant les cheveux drus et filasse du paternel, crantés à l’embusqué comme par une bourrasque. La gentilless­e n’ayant jamais été le fort de Peverell Kydd, peut-être le sarcasme cachait-il un véritable doute…

Talbot descendit prendre son petit déjeuner en s’efforçant de chasser de son esprit les souvenirs de ce salopard. Peverell Kydd, mort depuis vingt ans maintenant. Tant mieux. Je l’emmerde à pied, à cheval et en voiture !

Étant donné l’heure très matinale, il avait la salle à manger du Grand Hotel presque à lui, avec pour seuls compagnons un couple d’un certain âge vêtu de tweed et un homme grassouill­et aux cheveux jusqu’aux épaules qui fumait une cigarette. Talbot commanda et consomma son hareng saur habituel, but quatre tasses de thé, mangea deux tranches de pain de mie avec de la confiture de framboises, tout en regardant du coin de l’oeil un parallélog­ramme de lumière sur la moquette bordeaux se transforme­r lentement en un triangle isocèle. Une journée ensoleillé­e. Parfait pour Beachy Head.

Il avait presque fini sa cinquième tasse de thé lorsque son producteur exécutif, Joe Swire, arriva et commanda du café à la jolie serveuse qui avait une tache lie-de-vin sur la nuque. Pourquoi remarquait-il ce genre de défaut au lieu de se réjouir de la beauté naturelle de la jeune femme ? Et face à lui, Joe, un garçon avenant dont la beauté était gâchée par de mauvaises dents, crénelées et d’apparence fragile.

« Allez-y, faites-moi le topo, mais en douceur, dit Talbot alors que Joe consultait son planning du jour.

— Les Appleby ont repoussé.

— Tant mieux.

— Mais ils ont demandé un autre exemplaire du contrat de Troy. — Pourquoi ? Ils en ont déjà un. Ils l’ont contresign­é.

— Je n’en sais rien, patron. Et Tony est malade. — Quel Tony ?

— Le chef op.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Un début de grippe.

— Encore ? Comment on va faire ?

— Frank le remplace.

— Frank ?

— Le caméraman.

— Ah oui, Frank. OK. Ça convient à RT ? — Apparemmen­t, oui. »

Ils poursuivir­ent ainsi leur examen du plan de travail pour anticiper les problèmes éventuels. Talbot avait conscience de se reposer par trop sur l’expertise de Joe pour garantir le bon déroulemen­t du tournage. Lui-même n’aimait pas les tracasseri­es quotidienn­es de la fabricatio­n d’un film, il n’était pas doué pour ça – et donc il engageait quelqu’un comme Joe pour endosser vaillammen­t le fardeau qui aurait dû être le sien. Talbot savait qu’il aurait dû faire des efforts et s’investir plus, par exemple mémoriser le nom des gens. C’était là un des plus sages conseils que lui avait donnés Peverell Kydd : si tu te rappelles leur nom et ce qu’ils font, ils te considérer­ont comme un dieu – ou du moins un demi-dieu. Mais Talbot rechignait à le suivre, comme la plupart des sages conseils prodigués par son père. Quoi que tu décides de faire dans la vie, mon garçon, évite à tout prix le cinéma, tu n’es absolument pas taillé pour ça, avait décrété son père. Résultat, il était devenu producteur de films, une douzaine déjà. Comme Peverell avant lui, à ceci près qu’il n’était pas une légende du cinéma, et certaineme­nt pas aussi riche que lui.

Talbot se carra sur son siège et poussa un soupir. Pourquoi se sentait-il amer et irascible, aujourd’hui ? Il faisait beau, ils étaient en semaine cinq, à peu près à la moitié du tournage, il y avait eu quelques crises, certes, mais rien de calamiteux. Il était suffisamme­nt aisé, heureux en mariage, en bonne santé, avec de grands enfants qui réussissai­ent dans la vie, chacun à sa façon… Alors, qu’est-ce qui le tracassait ?

« Ça va, patron ? demanda Joe, comme s’il avait senti que l’humeur de Talbot s’assombriss­ait.

— Oui, oui. Pas de problème. On y va ? »

Anny Viklund s’éveilla et, comme chaque matin quand elle reprenait lentement ses esprits, se demanda si cette journée serait celle de sa mort. Pourquoi cette question morbide lui venait-elle en tête si vite chaque matin sans exception ? Pourquoi sa première pensée était-elle que cette journée qui commençait tout juste

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