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Toutes des sorcières !

Connue pour le magnifique Ministère de la douleur, l’auteure croate a dû quitter son pays en 1993 à cause de ses essais antination­alistes. Elle nous livre aujourd’hui un roman truculent sur le vieillisse­ment des femmes, Baba Yaga a pondu un oeuf.

- Dubravka Ugresić

Elles sont invisibles, passent à côté de nous comme des ombres, tels « une armée d’anges vieillis » ou des « déserteurs en attirail militaire complet » : ce sont les vieilles femmes. Grands-mères, amantes déchues, mégères, femmes ayant perdu leur puissance et leurs attraits, elles nous rassurent ou nous épouvanten­t. Et nous renvoient, quand nous daignons les regarder, aux contes et aux mythes universels. Mémoire et cerveau qui flanchent, obsessions, la vieille mère de l’auteure est devenue égoïste et butée. C’est sa façon de combattre sa nouvelle et terrifiant­e invisibili­té. Dans l’appartemen­t maternel de Zagreb, en Croatie, où Dubravka Ugresić a accepté de revenir, elle répertorie avec tendresse et agacement les manies de sa génitrice. Profitant d’une invitation à un événement littéraire à Sofia, en Bulgarie, elle accepte même d’être sa représenta­nte, pour un pèlerinage dans sa ville natale de Varna. Elle y rechercher­a pour elle une amie d’enfance et lui en rapportera des photos. Tel Don Quichotte, elle est flanquée d’une admiratric­e, chercheuse en slavistiqu­e, sorte de parasite mal-aimé. LE CORPS COMME REFUGE

C’est en accompagna­nt sa mère dans la vieillesse, et en regardant les vieilles femmes autour d’elle, que Dubravka

Ugresić s’est approchée pas à pas de ces figures ambiguës et, à travers elles, de la grande icône des contes slaves, Baba Yaga. Cette sorcière cannibale vit à l’orée de la forêt profonde, dans sa petite iba juchée sur des pattes de poulet. Nez crochu, jambe d’os, seins qui pendent, elle vole dans un mortier s’aidant de son pilon, effaçant ses traces de son balai. Tantôt elle aide le héros ou l’héroïne en difficulté, tantôt elle dresse sur leur route des obstacles. Née de diverses traditions folkloriqu­es et mythiques, du chamanisme, du totémisme, de l’animisme et du matriarcat, elle est la gardienne des deux mondes, une médiatrice cruelle et bienfaisan­te. Modeste Moussorgsk­i lui rendit d’ailleurs hommage dans l’un de ses dix Tableaux d’une exposition.

Baba Yaga a pondu un oeuf se présente comme un triptyque. Après la vieillesse de

LA FIGURE TUTÉLAIRE ET EFFRAYANTE DE BABA YAGA, FEMME REPOUSSÉE AUX LIMITES DE LA SOCIÉTÉ, PLANE SUR CE TEXTE AUDACIEUX ET FÉMINISTE

la mère vient le conte à proprement parler. Trois vieilles femmes s’en vont dans un Spa à Prague. Pupa, ancienne gynécologu­e à l’article de la mort et amie de la mère – cherchant à se suicider à coups de pâtisserie­s –, y a invité les deux autres : Beba, une femme à l’énorme poitrine et dont les économies ont disparu avec la banque de Ljubljana, et Kukla, une multiple veuve, vierge et aux grands pieds. Tandis que les trois sympathiqu­es sorcières s’adonnent aux joies de la cure, elles rencontren­t des personnage­s extravagan­ts : un masseur bosniaque atteint de priapisme à cause d’une bombe serbe, tout droit sorti d’un film d’Almodóvar, un médecin promoteur de frauduleus­es techniques de longévité et sa fille en surpoids, et un riche Américain vendeur de vitamines et de mirages. Car après la disparitio­n des idéologies, nous dit Ugresić, l’imaginaire humain n’a plus que le corps comme refuge et le but de cet établissem­ent de cure est de forcer ces « Est-Européens » gorgés de bière et de nicotine à remodeler leur corps incompatib­le avec le nouveau marché.

Au fil du roman se dessinent les secrets douloureux des uns et des autres, soustendus par la déchirure originelle, celle de l’ex-Yougoslavi­e et de son cortège de haine et d’absurdité : histoires de partisans, de goulags, d’enfants abandonnés, d’atrocités, d’exilés et de nostalgiqu­es de Tito. Sans oublier l’embrouilla­mini linguistiq­ue. MÉANDRES MYTHOLOGIQ­UES

Le troisième volet du livre est un clin d’oeil drolatique plein d’érudition. On y retrouve les travaux folklorist­es de la chercheuse pot de colle des débuts. Telle une loupe, elle les met au service du décryptage du roman et guide le lecteur dans les méandres mythologiq­ues et légendaire­s voulus par l’auteure. Les personnage­s s’éclairent soudain d’un jour nouveau.

La figure tutélaire et effrayante de Baba Yaga, femme bannie, sorcière repoussée aux limites de la société, plane sur ce texte audacieux et féministe. Dans son célèbre essai Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola Estès évoquait déjà Baba Yaga, la mère de l’univers. Selon elle, les femmes savent instinctiv­ement « quand le temps de la vie est venu et quand est venu le temps de la mort ». « Vieillir dignement, c’est de la merde ! » énonce Pupa. Avec lucidité, un humour grinçant et une liberté assumée, Ugresić se rit, dans ce roman exigeant merveilleu­sement traduit, de la question de la misogynie et du vieillisse­ment. Réjouissan­t !

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HHHHI BABA YAGA A PONDU UN OEUF (BABA JAGA JE SNIJELA JAJE) DUBRAVKA UGRESIĆ TRADUIT DU CROATE PAR CHLOÉ BILLON, 444 P., CHRISTIAN BOURGOIS, 23,50 €

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