« LE RETOUR D’UNE PANDÉMIE ÉTAIT INÉVITABLE »
Les deux hommes, le premier médecin biologiste et le second historien, cosignent un ouvrage sur l’histoire des pandémies, qu’ils avaient commencé avant la crise de la Covid. Ils rappellent que les pandémies sont indissociables de l’histoire de l’humanité et qu’elles ne concernent pas que les maladies infectieuses. Vous avez commencé à écrire Pandémies avant le début de la crise que nous connaissons. Comment vous est venue cette idée ?
Stanis Perez. Je revendique la copaternité de ce livre ! Après avoir écrit Histoire des
médecins [Perrin, 2015], j’ai participé à plusieurs événements à l’université Paris-Descartes où j’ai rencontré Patrick Berche. Je lui ai proposé, en 2018, qu’on écrive une histoire des maladies, où les pandémies occuperaient une place importante.
Patrick Berche. L’histoire des maladies nécessite une vision transdisciplinaire. Nous avons commencé à travailler sur ce livre il y a deux ans.
Aujourd’hui, en Occident, on semble considérer que la maladie et la mort sont intolérables. Les pandémies sont-elles des phénomènes normaux ?
P.B. Par le passé, on a connu de nombreuses pandémies de peste, de variole, de grippe… À la fin du xixe siècle, on croyait pouvoir vaincre les maladies infectieuses si bien qu’aujourd’hui les hôpitaux soignent surtout des maladies chroniques liées au vieillissement. Au xxie siècle, on pensait qu’on saurait maîtriser une nouvelle épidémie. La réalité fut tout autre.
S.P. Notre société a fait de la souffrance et de la mort des tabous. Autrefois, la spiritualité aidait à les accepter. Maintenant, on se préoccupe davantage de sa santé. La mondialisation a aussi favorisé la prise de contact avec les autres. Les dangers de la contagion ont été oubliés alors que cela fait plus de vingt ans que les chercheurs nous alertent sur le retour d’une pandémie, qui était inévitable.
Quelle est la maladie la plus meurtrière de l’Histoire ?
S.P. Dans les sources grecques, romaines et arabes, toutes les maladies infectieuses sont des « pestilences ». On a longtemps utilisé le mot « peste » pour désigner la variole. Celle-ci a sévi pendant près de deux mille cinq cents ans de manière diffuse.
P.B. La variole, transmise par voie aérienne, a été l’une des plus meurtrières. Au xviiie siècle, on déplorait 200 000 à 600 000 morts par an en Europe. Cette maladie a aussi décimé 90 % des Amérindiens, facilitant la conquête de l’Amérique. Elle a disparu en 1977 grâce à une campagne mondiale de vaccination.
Comment la compréhension des virus et des bactéries nous a-t-elle aidés à changer notre rapport à la maladie et à lutter contre les épidémies ?
P.B. Le grand tournant de l’histoire des maladies est la révolution pasteurienne. On comprend alors que des microbes sont à l’origine des maladies infectieuses et on les traite au moyen de sérums ou de vaccins. Les hygiénistes du xixe siècle ont aussi joué un rôle déterminant dans l’allongement de la durée de vie grâce à l’assainissement des villes, à la création des égouts et à la prise de mesures sanitaires à l’échelle de la société.
S.P. Il y a un décalage entre les découvertes médicales et les changements de comportement de la population. Après les découvertes de Pasteur, il a fallu du temps pour que les gens s’approprient la prophylaxie. Autrefois, ils redoutaient les miasmes et les mauvaises odeurs. Ils ont appris que « tout ce qui pue ne tue pas », mais qu’il fallait être attentif à l’hygiène. La meilleure pédagogie pour faire évoluer les mentalités est la peur, la peur pour soi, pour ses enfants, pour ses parents… On peut même instrumentaliser ce sentiment lorsqu’il y a urgence. La densité de population des villes est un terreau fertile pour les maladies contagieuses. Même si les épidémies existent depuis le néolithique, depuis que les populations ont commencé à se sédentariser, les villes en ont connu de nombreuses vagues. Mais pour autant, on ne peut pas dire que l’urbanisme soit la cause des pandémies. On a affaire à deux phénomènes synchrones sans que l’un soit la cause de l’autre.
Avons-nous aujourd’hui un mode de vie plus pathogène ?
S.P. Depuis le début du xxe siècle, on remarque que l’allongement de la durée de vie va de pair avec de nouvelles maladies chroniques. On peut désormais parler de pandémies de diabète, d’obésité et de cancer. Les pandémies ne sont pas que des maladies contagieuses. C’est pourquoi nous abordons les maladies chroniques dans notre livre. Notre objectif est de démontrer que les pandémies sont liées à nos modes de vie.
P.B. On peut aussi inclure les maladies mentales dans les pandémies inhérentes à
notre époque. L’autisme et la schizophrénie semblent aussi épidémiques. Comment la crise de la Covid a-t-elle influencé l’écriture de votre ouvrage ?
P.B. Quand la crise a éclaté, nous avions quasiment fini le livre. C’est fascinant de constater à quelle vitesse la recherche s’est emparée du sujet. Les publications scientifiques sont innombrables et des vaccins ont été mis au point en un temps record. On voit apparaître, sous nos yeux, les mêmes comportements stéréotypés que par le passé. Quand les gens ont peur, ils alimentent des rumeurs, deviennent irrationnels et cherchent des boucs émissaires. De toute façon, quoi qu’ils fassent pour gérer la crise, les pouvoirs publics auront toujours tort.
S.P. On projetait au départ de s’arrêter à la révolution pasteurienne, mais comme nous avions finalement ajouté le xxe siècle à notre ouvrage, nous ne pouvions faire l’impasse sur la Covid. Cette crise m’a fait relire le manuscrit de manière différente. J’ai été plus attentif au phénomène d’angoisse que génère la maladie et plus sensible aux épisodes de confinement. Il y en a eu par exemple en Russie au xviiie siècle, mais les gens se sont révoltés car ils n’avaient plus rien à manger. Les épidémies de grippe aussi m’ont davantage touché mais, fondamentalement, cela n’a pas changé le livre.
Vous finissez le livre en écrivant
« les jours heureux reviendront ». À la lumière de l’Histoire, que pensez-vous de la gestion de la crise ?
P.B. Dans le passé, toutes les pandémies transmises par voie aérienne ont disparu spontanément ou sont devenues saisonnières. Les espoirs de la sortie de crise sont dans la vaccination. Quant aux décisions de confinement ou de couvre-feu, avec leurs effets délétères sur le moral de la population et sur l’économie, cela doit rester une décision politique et non médicale, certes éclairée par les épidémiologistes, mais tenant compte du contexte socio-économique et culturel, ainsi que de l’acceptabilité des mesures décidées.
S.P. La conclusion du livre tient compte de la problématique biopolitique et ouvre une réflexion sur un contrat sanitaire avec une dimension politique et sociale. Une situation de crise change nécessairement les comportements. L’histoire prouve qu’il n’y a jamais de solution satisfaisante dans de telles situations car les intérêts de l’intégralité de la population ne convergent jamais. Les tensions entre les gouvernements et les populations font partie de la maladie. La société est un organisme vivant et elle se défend parfois excessivement en cas de problème. Jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’où accepte-t-on la soumission ? Ce sont des questions hautement politiques. Je suis plutôt pessimiste sur les conséquences de la Covid, mais je sais que nous devons faire front commun.