Lire

Erik Orsenna par Claire Chazal

- Propos recueillis par Claire Chazal

par Claire Chazal IL AIME SURTOUT PUISER DANS LE PASSÉ ET RACONTER LA VIE DES PLUS GRANDS

Il a toujours une histoire de voyage, de grand fleuve, ou de transatlan­tique à la voile à raconter. Erik Orsenna est un écrivain qui aime découvrir, curieux de tout, et surtout des contrées lointaines. Il a d’ailleurs emprunté son nom de plume au Rivage des Syrtes de Julien Gracq. La filiation est là. Comme celle de François Mitterrand, dont il fut le conseiller culturel. Prix Goncourt dès 1988 pour L’Exposition coloniale, il s’est aussi livré sur ses douleurs et ses failles personnell­es (Grand amour) avec une sensibilit­é qui cache mal son regard moqueur et joyeux. Avec ses facéties et sa fantaisie, il fait d’ailleurs figure de jeune immortel qui n’envisage pas du tout l’Académie française comme un carcan conservate­ur et immobile. Il s’y adonne avec fougue à la défense de la langue française, ce qui donne quelques ouvrages savoureux : La grammaire est une chanson douce, Les Chevaliers du subjonctif ou La Fabrique des mots. Rien d’étonnant à ce que, à la demande de l’actuel président de la République, il ait entrepris le tour des bibliothèq­ues comme ambassadeu­r de la lecture. Économiste de formation, il a écrit sur les matières premières, a parcouru l’Afrique et réfléchi sur le développem­ent, apportant sa pierre à la commission Attali sur la libération de la croissance. Mais pour éclairer sa réflexion sur le monde qui l’entoure, Erik Orsenna aime surtout puiser dans le passé et raconter la vie des plus grands : La Fontaine, Le Nôtre, Pasteur ou Beaumarcha­is. Les génies nous portent et nous éclairent ! Et c’est le cas de Beethoven, sujet de son nouveau livre : La Passion de la fraternité.

Sa musique est un langage intraduisi­ble et intelligib­le, c’est ce qui fascine l’auteur, elle est héroïque et prône l’entente entre les peuples (L’Ode à la joie !). Et puis le destin du compositeu­r est déchirant : il résistera à toutes les épreuves : la pauvreté, le désespoir amoureux et, bien sûr, la surdité, survenue à 28 ans. Beethoven incarne aussi bien les Lumières, la Révolution, le romantisme, les nations !

Vous avez raconté la vie de

Le Nôtre, de La Fontaine, de Pasteur, de Beaumarcha­is et, aujourd’hui, celle de Ludwig van Beethoven. Parler des plus grands que nous permet-il de nous élever ?

Erik Orsenna. Oui et aussi de nous faire voyager. En tant que romancier, je suis la vie des autres. Je me coule extrêmemen­t facilement dans une personnali­té. J’ai exercé un métier qui n’existe plus aujourd’hui : celui de dialoguist­e, notamment pour le film Indochine. Je me suis toujours senti assez doué pour les dialogues car je me mets aisément à la place de quelqu’un. Je me souviens d’avoir écrit très facilement ceux de l’actrice Dominique Blanc, qui, dans le film, dit à Catherine Deneuve : « C’est pas beau d’être si beau quand on n’a pas de beauté ! » Je ressentais à ce moment-là, tout comme le personnage d’Yvette, beaucoup de colère contre cette femme très belle qu’était Catherine Deneuve. Je n’ai pas du tout l’oreille absolue pour la musique mais pour les gens, oui.

Quelle place occupe la musique chez vous ?

E.O. Elle était, jusqu’à récemment, un territoire interdit pour moi puisque c’était celui de mon frère adoré, qui était guitariste classique dès l’âge de 7-8 ans. Il y a quelques années, j’ai décidé de sauter le pas et je me suis mis au piano. Dans le club gastronomi­que auquel j’appartiens, le Club des cent, il y a deux musiciens : Michel Dalberto et Henri de Marquette, qui ont suggéré l’idée que nous fassions de la musique ensemble. Lorsque je leur ai dit que je n’étais pas musicien, ils m’ont répondu que je savais raconter des histoires. C’est comme cela que nous avons eu l’idée de créer ce trio appelé Fidelio, en référence à l’unique opéra de Beethoven. Je pensais au début raconter la vie de Mozart car il a traversé toutes les frontières, celles de l’Europe, celle séparant le rire des larmes… Mais il n’existe pas de partition de violoncell­e chez Mozart, c’est pour cela que nous avons choisi Beethoven, que je connaissai­s peu. C’est donc en travaillan­t pour et avec eux que je me suis pris d’immenses admiration et fraternité pour lui. Je me suis demandé comment il était possible d’avoir une vie CHEZ BEETHOVEN,

IL Y A L’ESPÉRANCE VÉCUE DE LA FRATERNITÉ ET CELLE NON VÉCUE DE LA JOIE aussi douloureus­e et d’en tirer de tels chefs-d’oeuvre. J’aimais me promener à partir d’un thème, comme c’est le cas avec la Sonate n° 32, où le compositeu­r nous prend par la main et nous emmène. C’est absolument fabuleux. Et on le comprend d’autant mieux quand on sue sang et eau pour obtenir une mélodie !

Vous écrivez que, malgré les épreuves, Beethoven a toujours tenu à écrire. La musique à tout prix, c’est ainsi que vous résumeriez sa vie ?

E.O. Dans son « Testament d’Heiligenst­adt », écrit en 1802 et adressé à ses frères, il parle de ce moment de désespoir absolu où il se découvre sourd. C’est peut-être à cette période qu’il se met à composer de manière plus libre, car la musique devient plus que jamais vitale. Durant cet été terrible, il a tenu un journal où il révèle que, lorsqu’il s’est découvert sourd, il pensait à se suicider mais il avait tellement de musique en lui qu’il a décidé de continuer à vivre pour elle. Il vivra pauvre jusqu’à la fin de sa vie. Il faut bien se rendre compte que c’est Beaumarcha­is, en 1777, qui a inventé le droit d’auteur. Cela n’existait pas avant. La Fontaine, par exemple, ne recevait rien malgré le succès de ses fables. Beethoven a dû se battre, et il avait un caractère épouvantab­le !

Aussi parce que son père était un homme brutal…

E.O. Oui, il est vrai que quand on voit la tête de Beethoven, on est tétanisé mais, peu à peu, on se prend d’affection car son existence est traversée de malheurs. C’est peut-être à cause ou grâce à ces malheurs qu’il nous a fait tant de cadeaux. Le moment le plus bouleversa­nt de sa vie est celui où son père l’envoie faire un voyage de « virtuosité » en Hollande et qu’il se retrouve seul avec sa mère, mourant de froid. De fait, et comme il était moins charmant que Mozart, il a beaucoup moins bien joué. J’imagine le petit garçon humilié. C’est cette morgue que j’ai voulu raconter, celle des gens qui prenaient aux musiciens sans rien leur donner.

Il était également un homme malheureux en amour, maladroit, emporté, désordonné…

E.O. Et pas soigné de sa personne ! Il était admirable mais pas aimable, bouleversa­nt mais pas forcément tendre. Ce qui m’a aussi passionné en écrivant ce livre, c’est l’époque dans lequel il s’inscrit. J’ai une passion pour le xviiie siècle, qui m’a également amené à raconter la vie de Beaumarcha­is. Beethoven se retrouve dans cette période où tout bascule, il en sera d’autant plus témoin qu’il vit dans un pays opposé à la France, berceau de la Révolution. Il va ensuite voir le pays régresser avec la Terreur puis avec Napoléon, qui apporte la guerre en Europe. Il sera très déçu par Bonaparte. Il portait en lui les espoirs de fraternité. La fraternité, qui m’a d’ailleurs servi d’axe pour ce livre écrit au moment où la pandémie est arrivée, avec le premier confinemen­t, la fermeture des frontières, la fin des échanges…

Beethoven était-il un génie précoce ?

E.O. Il n’avait pas la même facilité que Mozart et n’a commencé à composer que vers l’âge de 15-20 ans. Dès lors, un flux invraisemb­lable de compositio­ns est sorti de cette grosse tête mal coiffée. Il avait le crâne tellement échauffé qu’il avait l’habitude de se renverser sur la tête un seau plein d’eau glacée qui coulait irrémédiab­lement chez son voisin du dessous, l’obligeant ainsi à déménager régulièrem­ent.

Ses professeur­s Haydn et Salieri ont quand même perçu son talent…

E.O. Oui, mais un peu tard car il avait déjà 20 ans. Comme pour les mathématic­iens, le talent chez les musiciens est décelé de manière très précoce.

Outre sa musique, il accorde beaucoup d’importance à l’amitié, il cherche éperdument à être entouré, une présence…

E.O. Comme sa famille était l’une des pires que l’on pouvait imaginer, il en cherchait constammen­t une d’adoption, et qu’est-ce que l’amitié sinon une famille d’adoption, réciproque­ment choisie ? Beethoven va de royaume d’adoption en royaume d’adoption, qui, comme des poupées russes, pouvaient prendre différente­s formes et s’emboîter. Écrire une biographie est l’occasion d’apprendre. Apprendre et raconter sont les deux bonheurs de ma vie. Avec Beethoven, je me suis ainsi posé la question de ce qu’est une fraternité et de ce qu’est la joie.

C’est un peu paradoxal car la joie est une notion qu’on ne retrouve pas, ou peu, dans les oeuvres de Beethoven.

E.O. Oui, mais c’est bien cette espérance ultime que représente L’Ode à la joie. Si la joie est possible, la fraternité l’est aussi. Il n’y a pas de fraternité sans joie. C’est pour cela que je termine mon livre sur la flash

mob qui a eu lieu à Nuremberg en 2014. Petit à petit, les gens s’agrégeaien­t dans la joie autour de ces musiciens interpréta­nt l’hymne européen, ça m’a complèteme­nt bouleversé. Chez Beethoven, il y a l’espérance vécue de la fraternité et celle non vécue de la joie. La symphonie est, au fond, un pays dans lequel tout le monde s’entendrait bien.

Comment qualifieri­ez-vous sa musique ?

E.O. C’est difficile de la définir car elle est très diverse. Chez lui, une sonate peut brusquemen­t devenir une symphonie. Ce que je retiendrai­s, c’est cette idée de thème très simple qui, au fur et à mesure, finit par s’agrandir.

Vous citez également Romain Rolland qui dit, à propos de Beethoven :

« Il est bien davantage que le premier des musiciens, il est la force la plus héroïque de l’art moderne »…

E.O. Romain Rolland est le romancier de l’amitié et de la fraternité, et un immense écrivain. Cette citation rejoint l’idée de symphonie qui grandit, que j’évoquais précédemme­nt. Ce qui est très frappant, c’est que progressiv­ement, avec les quatuors, on arrive complèteme­nt dans l’art moderne en sortant de la mélodie plus traditionn­elle pour dépasser les frontières du tonal. On n’explore pas seulement le connu, on va vers l’inconnu. Ces deux mouvements me bouleverse­nt. Écrire sur Le Nôtre m’a permis de comprendre ce qu’est un jardin, il a une phrase qui fonctionne très bien : « C’est l’esprit qui crée la perspectiv­e, c’est la marche qui la fait naître. » C’est pareil quand on est dans l’intimité de quelqu’un pendant deux ans, on se met à comprendre des choses que l’on n’aurait jamais comprises autrement.

Beethoven était-il croyant ?

E.O. Ce que disent les textes – notamment ceux de Romain Rolland – et les musiciens, c’est que plus on avance dans les messes de Beethoven, plus on sent quelqu’un qui doute, qui veut croire en cette fraternité entre les hommes. Quand on croit si fort en la fraternité, il n’y a pas besoin de transcenda­nce, sa croyance est horizontal­e pas verticale.

Quelles sont vos oeuvres préférées de Beethoven ?

E.O. Ses trois dernières sonates : les n° 30, n° 31 et n° 32.

La musique peut-elle sauver ?

E.O. Bien sûr que oui ! La musique, c’est naviguer, établir un lien. La symphonie, c’est l’océan qui m’emporte. Naviguer et faire de la musique, c’est la même chose. La mer, c’est la métamorpho­se, tout comme la musique. Nous avons eu l’occasion de jouer trois fois Fidelio. La première fois, c’était pour le festival Septembre musical de l’Orne, en septembre dernier. Quelle merveille de raconter Beethoven pendant que la musique montait ! C’était extraordin­aire de voir les gens prêter attention, aussi bien à l’histoire qu’à la musique. J’avais déjà fait d’autres spectacles musicaux, notamment pour la fondation des Arts florissant­s de William Christie. La musique tient une très grande place dans ma vie. Quand on s’entend bien avec les musiciens, il y a une vraie continuité entre la musique et les paroles. En parlant, j’ai l’impression d’être musicien, ce qui est une escroqueri­e !

Enfin, quels sont vos projets ?

E.O. J’écris actuelleme­nt avec le linguiste Bernard Cerquiglin­i un livre intitulé Les Mots immigrés, qui parle de ce que nous devons à tous les mots qui viennent d’ailleurs.

 ??  ??
 ??  ?? HHHHI LA PASSION DE LA FRATERNITÉ. BEETHOVEN ERIK ORSENNA 180 P., STOCK/FAYARD, 19,50 €
HHHHI LA PASSION DE LA FRATERNITÉ. BEETHOVEN ERIK ORSENNA 180 P., STOCK/FAYARD, 19,50 €
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France