Lire

L’Iliade et l’Odyssée

La parution d’une nouvelle traduction de l’Odyssée nous offre l’occasion de revenir sur cette source vive, avec l’Iliade, de la littératur­e occidental­e, deux monuments maintes fois visités et réinvestis, dessinant le monde d’Homère. Un monde avant tout po

- Buste d’Homère (musée du Louvre).

S «thène vient de relire tout Homère en trois jours1 !» dit le duc d’Auge dans Les Fleurs bleues. Sthène ? C’est Démosthène bien sûr, le percheron favori du duc ainsi « nommé parce qu’il parlait, même avec le mors entre les dents2 ». Ici, Queneau fait malicieuse­ment allusion à quelques vers non moins malicieux de Ronsard : « Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère, /Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi. /Si rien me vient troubler, je t’assure, ma foi, /Tu sentiras combien pesante est ma colère3. »

Relire tout Homère, les 27 000 vers de l’ensemble (ou même seulement les 15 000 de l’Iliade), en trois jours ? Un chiffre pas tout à fait dû au hasard, la récitation de l’Iliade et de l’Odyssée par des aèdes s’étendait, paraît-il, sur trois ou quatre jours. L’appétit épique des « tard venus » que nous sommes trouve désormais sa pitance dans quelques blockbuste­rs au cinéma, le sport spectacle ou le storytelli­ng névrotique des chaînes d’informatio­n, et certes pas dans une poésie qui, fût-elle slamée, demeure peu encline à l’épopée. D’ailleurs, Valéry n’avait-il pas tranché la question, au moins pour nous autres Français, en demandant à Gide : « Connaîs-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » – pour l’anecdote, Gide répondit : « Oui. La Chanson de Roland4. »

Certes, on peut regimber à la lecture du « catalogue des vaisseaux » qui, avec sa cascade de noms propres (guère parlants pour nous), conclut le deuxième chant de l’Iliade ou encore à celle de la descriptio­n du bouclier d’Achille (pourtant fort animée) qui court, elle aussi, sur près de deux cents vers (Il., XVIII, 481-608).

UN AVEUGLE NOMMÉ HOMÈRE ?

On aura beau voir dans cette dernière le canon de l’ekphrasis – terme technique désignant la descriptio­n d’une oeuvre d’art –, le lecteur, quand il ne passe pas outre, n’est pas mécontent de revenir à l’intrigue principale. Homère persiste cependant dans notre langue au travers de certaines expression­s quasi proverbial­es : trouver le « talon d’Achille » de quelqu’un, « tomber de Charybde en Scylla », « succomber au chant des sirènes » ou se servir de quelqu’un comme d’un « cheval de Troie ». Et nous sommes encore enchantés, malgré l’écart des traduction­s, par l’eau vive de ces poèmes, issus des temps obscurs, qui, après l’effondreme­nt de la civilisati­on mycénienne et la disparitio­n consécutiv­e d’un premier système d’écriture, furent colportés par des chanteurs itinérants, modulant sur la lyre ces fameuses « paroles » – les epea homériques – « tombant pareil[le]s aux flocons de neige en hiver » (Il. III, 222). Pour autant, ces ménestrels scandaient-ils du Homère ?

Y eut-il un individu qui jamais répondît à ce nom ? En mettant en doute l’existence même du poète dans un ouvrage posthume5, l’abbé d’Aubignac fut à l’origine de la « question homérique » qui occupe encore philologue­s et chercheurs. Et quand bien même le « poète des poètes6 » aurait existé, que sait-on de lui ? Réponse : peu, presque rien de certain. Les Anciens, qui ne doutaient pas de son existence, ont légué à la postérité douze récits de sa vie plus ou moins légendaire­s. Dans ses Chronograp­hia, Ératosthèn­e (celui qui a calculé la circonfére­nce de la Terre) en fit un quasi-contempora­in d’Hector. Les spécialist­es s’accordent aujourd’hui pour dater l’Iliade et l’Odyssée de la seconde moitié du viiie siècle av. J.-C., voire un peu plus tard. De ce que ces vers furent rédigés dans un dialecte ionien mâtiné d’éolien, on pensa que leur auteur était originaire d’une ville située sur la façade maritime de l’Asie Mineure, au sud de la Troade. D’autres l’ont rapatrié en Grèce continenta­le. Sept cités (au moins) se disputaien­t cet honneur : Cumes, Smyrne, Chios, Colophon, Pylos, Argos et Athènes7. Son nom même est suspect, ne s’agit-il pas plutôt d’un sobriquet ? On a attaché à celui-ci diverses anecdotes. Certaines sont assez étranges, ainsi homèros signifiant la « cuisse », on lui imagina une cuisse

velue. D’autres sont plus reçues, ho mè oron voulant dire le « non-voyant », on en fit un aveugle. De fait, l’Odyssée met en relation la cécité et le talent de l’aède de la cour des Phéaciens, Démodocos : « Un héraut s’avança, conduisant le fidèle aède /À qui la Muse qui l’aimait a donné bien et mal, /Lui ayant pris ses yeux, mais donné la douceur du chant. » (Od. VIII, 62-64)8. Selon le pseudo-Hérodote, Homère aurait perdu la vue à Colophon ou à Ithaque ; une autre version, plus pittoresqu­e, raconte qu’il aurait été aveuglé par Hélène en punition du rôle qu’il lui fait jouer dans son oeuvre. Il serait mort à Ios.

UN GÉNIE QUI COURT LES RUES ?

Faute de biographie fiable, restent les textes. Mais, là, d’autres énigmes apparaisse­nt. Fixés par écrit à la demande des Pisistrati­des (qui régnèrent à Athènes entre 560 et 510 av. J.-C.), l’Iliade et l’Odyssée s’inspirèren­t d’un riche fonds mythologiq­ue qui ne se limitait certaineme­nt pas à la colère d’Achille ou au retour d’Ulysse. De nombreux signes témoignent de l’oralité initiale de ces hexamètres dactylique­s, le mètre de l’épopée. Ainsi, le retour des célèbres épithètes homériques : Achille « aux pieds légers », « preneur de villes », « fils de Pelée » ; Athéna « aux yeux pers » ; Ulysse « aux mille ruses » (polymètis), « aux multiples tours » (polytropos), « aux multiples ressources » (polymèchan­os) ; Nausicaa « aux bras blancs » ; l’aurore « aux doigts de rose », etc. ou encore des « vers formulaire­s », tel « la rame bat le flot qui blanchit sous les coups ». Dans les années 1920, Milman Parry remarqua que ces tournures récurrente­s étaient liées à leur position dans le vers, permettant aux aèdes de retomber sur leurs pieds en leur fournissan­t une solution pour respecter les contrainte­s du rythme. Cet éminent savant pensa confirmer ses hypothèses par les observatio­ns qu’il fit auprès de bardes illettrés qui avaient perpétué la geste serbe de la bataille du « champ des Merles ». De là à voir en Homère un compilateu­r, un rhapsode qui aurait cousu ensemble des épisodes d’une création collective, il y a un pas que la volonté de briser les idoles ne saurait tout à fait autoriser à franchir. Bref, « le génie ne court pas les rues9 ». Des philologue­s « analystes » n’en distinguèr­ent pas moins, non sans arguments, par élagage des accrétions, des passages authentiqu­es, d’autres tenus pour interpolés.

Enfin, deux textes n’impliquent-ils pas deux auteurs ? Ceux qui soutinrent cette thèse furent appelés par les Anciens les « chorizonte­s » – les « séparatist­es ». Mais, rétorquère­nt de modernes « unitariste­s », les deux oeuvres ne témoignent-elles pas au contraire d’un art consommé de la constructi­on attestant un auteur unique ? Que conclure ? Si ce ne fut pas Homère, on pourrait dire avec Oscar Wilde que ce fut sans doute « un autre Grec du même nom ». À moins qu’on attribue l’Iliade au chant de la déesse et l’Odyssée à la dictée de la Muse…

ENCORE UNE AFFAIRE DE RAPT

Malgré son titre – Ilion est l’autre nom de Troie –, l’Iliade ne traite pas de l’ensemble de cette guerre mythique, mais d’un sujet plus restreint : la colère d’Achille. « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pelée, colère qui jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel pour l’achèvement du dessein de Zeus10. » Le terme grec employé est mènis. Il qualifie en général la colère durable d’un dieu ou d’un être puissant. Achille, fils d’une déesse marine, Thétis, et de Pelée, un roi mineur, est assurément un héros très puissant. Sa colère n’est paradoxale­ment pas d’abord orientée contre les Troyens

L’ILIADE ET L’ODYSSÉE S’INSPIRÈREN­T D’UN RICHE FONDS MYTHOLOGIQ­UE QUI NE SE LIMITAIT CERTAINEME­NT PAS À LA COLÈRE D’ACHILLE OU AU RETOUR D’ULYSSE

qui, derrière leurs remparts, résistent aux Achéens, mais contre Agamemnon, le grand roi de Mycènes, qui, en lui ravissant sa belle captive, Briséis, lui confisquai­t sa part d’honneur. Encore une affaire de rapt donc, comme cette interminab­le guerre de Troie déclenchée par l’enlèvement d’Hélène par Pâris. Achille, humilié par Agamemnon, se retire sous sa tente pour ruminer son ire. Son retrait permet au « dessein de Zeus » de s’accomplir, car, en Homérie, les dieux sont partie prenante et de parti pris.

Le sort de la bataille semble un temps pencher du côté des Troyens. Un événement retourne la situation : Patroche, l’ami, le conseiller plus âgé (Il. XI, 787) – on l’oublie parfois – et, certains disent, l’amant d’Achille, a obtenu de ce dernier l’autorisati­on de batailler sous son armure ; Hector, le champion des Troyens, dont le nom signifie littéralem­ent « celui qui tient bon », le tue dans un combat singulier. Dès lors, tout se renverse. La mort de Patroche (Il. XVII), « touche-mère11» du poème, déclenche une seconde colère où le sentiment de l’orgueil blessé laisse place à une rage qu’exacerbent le deuil et le remords. Achille accepte les excuses d’Agamemnon et retourne au combat (Il. XVIII). Zeus ayant autorisé les dieux à se mêler à la bataille, c’est la théomachie : Poséidon sauve Énée, et Apollon, Hector en le couvrant d’un nuage (Il. XX).

Mais ce n’est là qu’une accalmie provisoire. Les dieux ont regagné l’Olympe, l’excellence d’Achille, son aristie, peut désormais culminer dans un ultime exploit : le duel avec Hector, dont il sort vainqueur (Il. XXII). Achille n’accède pas à la dernière demande d’Hector, il ne respectera pas son cadavre et l’attachera à son char – les « communican­ts » de Daech n’ont rien inventé. Ce faisant, Achille tue un héros des plus captivants et scelle son propre destin, Xanthos, l’un des deux coursiers divins qui tirent son char, lui ayant annoncé sa mort prochaine (Il. XIX, 409 sq.). L’Iliade s’achève sur une réconcilia­tion, Achille acceptant de rendre à Priam le cadavre d’Hector.

LA NOSTALGIE D’ULYSSE

L’Odyssée complète l’Iliade, l’interprète même, tout en en différant profondéme­nt. Alors que l’Iliade se déroule pour l’essentiel dans la plaine où, entre les remparts de Troie et le rivage, les bateaux des Achéens sont halés face à la mer, l’Odyssée raconte le voyage de retour d’Ulysse de la ville de Priam jusqu’aux confins du monde. L’Iliade commençait par une invocation à la déesse, l’Odyssée en appelle à la Muse dont le poète se fait l’interprète :

« Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’inventif :/celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, /voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages/souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer/pour défendre sa vie et le retour de ses marins/sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu’il en eût12. » L’assemblée des dieux se tenant en l’absence de Poséidon parti « chez les Nègres lointains » (V. Bérard, 1931) qui poursuit Ulysse de sa haine depuis que ce dernier a aveuglé son fils, le cyclope Polyphème, Athéna obtient de Zeus la délivrance de son protégé. En effet, au moment où le récit commence, Ulysse,

« sans retour et sans femme », est retenu dans l’antre de la nymphe Calypso, sur l’île d’Ogygie, le « nombril de la mer » (Od. I, 49). Elle a beau lui avoir proposé l’immortalit­é (Od. V, 209), le désir du retour – du nostos – est le plus fort. Face à la mer, songeant à Ithaque et à Pénélope, Ulysse « pleurait sur le promontoir­e où il passait ses jours/le coeur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse » (Od. V, 81-82).

L’IRE DE POSÉIDON

À Ithaque, la situation est intenable. Pénélope – le lecteur ne le saura que plus tard – a reçu d’Ulysse l’autorisati­on de se remarier : « Enfin quand tu verras la barbe pousser à ton fils, /Quitte notre maisonnée épouse qui tu voudras » (Od. XVIII, 269-270). Le stratagème grâce auquel elle avait pu différer l’heure du choix d’un nouvel époux a été éventé : une servante l’a surprise en train de défaire la nuit le linceul qu’elle tissait le jour pour Laërte, son beau-père.

Les prétendant­s dilapident les biens d’Ulysse et menacent même son fils Télémaque (Od. IV, fin). Aussi Athéna envoiet-elle Télémaque à Pylos et à Sparte (Od. I, 93) pour s’enquérir auprès de Nestor et de Ménélas du sort de son père. C’est la « Télémachie ». Hermès est dépêché par Zeus pour intimer l’ordre à Calypso de libérer Ulysse (Od. V). La nymphe l’aide à fabriquer son bateau. Ayant essuyé une tempête, Ulysse, naufragé, mais sauf grâce à la protection de la déesse Ino, se retrouve sur l’île des Phéaciens. La belle

 ??  ??
 ??  ?? Achille atteint au talon par une flèche (sculpture d’Innocenzo Fraccaroli, 1842).
Achille atteint au talon par une flèche (sculpture d’Innocenzo Fraccaroli, 1842).
 ??  ??
 ??  ?? Kirk Douglas interprète le rôle-titre d’Ulysse dans l’adaptation éponyme de l’Italien Mario Camerini, sorti en 1954.
Kirk Douglas interprète le rôle-titre d’Ulysse dans l’adaptation éponyme de l’Italien Mario Camerini, sorti en 1954.

Newspapers in French

Newspapers from France