. L’événement : Yann Moix
Deuxième volet après Orléans de son entreprise autobiographique, Reims revient librement sur les années en école de commerce de l’auteur. Entre frustration sexuelle, déviances idéologiques, sentiment de rater sa vie et compagnonnage littéraire.
On lira sans doute Reims pour de mauvaises raisons. Ce qui, au fond, n’est pas forcément un mal. Yann Moix a en effet suscité de nombreuses polémiques ces derniers temps. À l’occasion de la promotion, en janvier 2019, du bref Rompre, l’auteur de Podium avait ainsi déclaré en entretien être « incapable d’aimer une femme de 50 ans ». Le scandale à peine retombé, la parution six mois plus tard d’Orléans fit grand bruit, non pas pour ses qualités littéraires (bien réelles), mais pour des raisons familiales. Dans ce roman d’inspiration autobiographique, Moix évoquait sa réalité d’enfant battu, maltraité par ses parents. Ces derniers répliquèrent en contestant fermement les faits rapportés – s’ensuivit également un règlement de comptes avec son frère Alexandre. C’est alors que ressurgirent, comme par magie, des dessins et textes explicitement antisémites, tirés d’une improbable revue d’amateurs parue à la fin des années 1980. Une période lors de laquelle Yann Moix était étudiant en école de commerce, à Reims. Ces éléments embarrassants qui lui étaient attribués, le lauréat du Renaudot 2013 eut bien du mal à les expliquer, à s’en justifier.
Dès lors, son nouveau livre – dans lequel il revient entre autres sur l’origine de ces « oeuvres » sulfureuses – sera fatalement regardé sous l’angle de la justification, de l’explication, du mea culpa. Surtout lorsqu’on tombe, au détour d’une page, sur des phrases comme : « J’avais toujours établi un rapport, fumeux mais pourtant évident, entre les gens qui sonnent à l’improviste et la Gestapo. Aujourd’hui encore je me sens juif quand on sonne chez moi. » Ou encore : « Le raciste hait la différence ; l’antisémite fustige la ressemblance. »
VÉRACITÉ DES FAITS ET RÉALITÉ LITTÉRAIRE
On s’interrogera ainsi sur l’identité d’un certain « Philippe Pichon », assumant des positions néonazies, dont le jeune Moix (enfin, le narrateur) se serait rapproché un temps, par passion commune du septième art. Tous deux partirent ainsi à Dachau – évidemment, « visiter un camp de concentration en compagnie d’un antisémite maladif est une expérience »… C’est dans ce contexte, idéologiquement très marqué, que le futur homme de lettres – par ailleurs amoureux de l’esprit Hara-Kiri – a laissé aller son imagination, dessinant aussi bien des « Schtroumpfs déportés » qu’un « Popeye en pyjama rayé dans les travées de Birkenau » ou des « Éthiopiens au ventre caverneux, les yeux abrutis de désespoir, séchant sous le soleil en réclamant un ver de terre afin de sustenter ». Des abjections ayant un but déterminé et illusoire, un argument aux airs de chant de cygne : séduire une jeune femme – à laquelle il envoya des lettres d’une centaine de pages ! –, en se montrant comme un « génie maléfique », l’expression de la « subversion portée à incandescence ». Il va sans dire que ça n’a pas marché…
Enfin, qu’en est-il réellement ? Car, comme il est précisé noir sur blanc en préambule de Reims : « Toute ressemblance avec des personnages ayant vécu, toute similitude de noms, de lieux, de détails, ne peut être que l’effet d’une pure coïncidence, et l’auteur en décline la responsabilité au nom des droits imprescriptibles de l’imagination. » Deuxième volet de
l’entreprise littéraire intitulée « Au pays de l’enfance immobile » (après Orléans ; il y aura ensuite Verdun, puis Paris), le présent volume est avant tout un objet littéraire retors et passionnant, bien au-delà de la seule question de la véracité des faits. Qu’il convient de distinguer de la réalité littéraire.
LES DÉBRIS DE L’ÉLITE
On retrouve donc l’alter ego de Yann Moix, juste après le baccalauréat, cherchant à rejoindre une école prestigieuse, loin de l’enfer orléanais. Mais son désarroi est grand lorsque, en raison de ses faiblesses en mathématiques, il échoue « piteusement » aux concours d’entrées, devant se contenter de l’un de ces « établissements médiocres, sis dans des villes de province où les mardis soir, en novembre, suggéraient le suicide par pendaison ». Dans un premier temps, le garçon se retrouve en classe préparatoire à Tours, où il passe son temps à dévorer Locke, Hegel ou Kant.
La vie ne se résume bien sûr pas qu’aux livres et aux salles de cours, mais les amours de celui qu’on surnomme « le proton » sont au point zéro. Les filles, auxquelles il pense seul avec son poignet, le repoussent, ne voyant en lui qu’« un macaque démantibulé, voûté, bossu, au regard abîmé ». L’AUTEUR EXPLORE JUSQU’À LA NAUSÉE LE RESSENTIMENT, L’EXCLUSION, LA LAIDEUR ET LA CRUAUTÉ
Désemparé, il croit en une existence qui consisterait à « attendre des choses qui ne viendraient pas, à rêver de femmes inaccessibles et de destinations interdites (à moins que ce ne fût l’inverse) ». Il n’a qu’une vingtaine d’années, mais semble déjà fatigué par toutes ces années de souffrance, de violence et de rejet, d’autant que la mort n’a de cesse de se rappeler à lui. L’étudiant finit par trouver un point de chute à Reims, « une des meilleures mauvaises écoles » de commerce. Là-bas, où tout semble « voué à l’échec, bâti sur, pour, par et dans l’échec », chacun « faisait semblant d’être fier, exhibant une face de bon chien ». L’occasion d’une nouvelle provocation, en recyclant les dessins et mots outrageants déjà évoqués, dans un fanzine photocopié, intitulé Ushoaïa ? Mauvaise idée…
Bon an mal an, entre quelques moqueries ou déceptions avec le sexe opposé, ce grand lecteur trouve quelques compagnons d’infortune, pour qui « réussir sa vie » n’a aucun sens. Il y a Jean-François Caillette, Philippe Kassel, Stéphane Laugier, Amaury Gillon ou Éric Mignot. Il y a aussi Julien Barabédian, bègue aux cheveux noirs qui faisait partie « de ces êtres pour qui le ridicule ne signifie guère davantage que le savon de Marseille pour un crapaud ». Dans cette bande, il faut aussi compter sur Alain Martinoff – qui disparaîtra tragiquement. Avec ceux-ci, Moix compte rejouer Le Grand Jeu, la fameuse revue rémoise animée par « les Phrères » Roger-Gilbert Lecomte, René Daumal, Roger Vailland et Robert Meyrat, sans oublier Roger Caillois. Mais, derrière l’apparat littéraire, n’y aurait-il que fumisterie ? « Nous avions en commun le crime d’être les débris de l’élite. Trop brillants pour accepter ce qui nous attendait, pas suffisamment pour aspirer à autre chose. »
FACE À LA DICTATURE DE LA RÉUSSITE
À travers les portraits croisés de ces « ratés » – ceux qu’il appelle des « presque », Yann Moix livre avec Reims une sorte d’antiroman d’apprentissage, particulièrement saisissant. Dans un style soigné, l’auteur explore jusqu’à la nausée le ressentiment, l’exclusion (en premier lieu sexuelle), la laideur et la cruauté (au risque de passer par instants pour misogyne). Tout cela face à la dictature de la réussite. À ce titre, ce disciple assumé de Charles Péguy ancre remarquablement les destins de ses protagonistes dans l’ambiance de la ville-titre, dont il utilise intelligemment tout le patrimoine littéraire.
Au-delà de quelques morceaux de bravoure narrative (des scènes de bizutage ou de brimades, un accident de la circulation, un décès en parachute, un passage chez un caviste Nicolas ou une rencontre avec l’écrivain Yves Gibeau…), il y a, au coeur du roman, une sensation poisseuse d’acharnement, de sur-place, de répétition de l’histoire, comme une « expérience de la mort ». Surtout, ces années rémoises dessinent en creux l’écrivain en devenir qui, à la dernière page, constate : « J’avais inventé la vérité. Il me fallait la dire. J’avais davantage existé que prévu. J’avais fini par vivre à mon insu. Ces chagrins, ces heures mortes, ces déserts, ces humiliations, ces amis disparus : ils étaient, ils seraient mon livre et mes livres. Ils m’habiteraient demain comme je les avais habités hier. » Même s’il peut agacer, le résultat, au final, est indéniablement puissant. Champagne, donc !