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La loi, rien que la loi, mais toute la loi de 1905, en y incluant sa jurisprudence : c’est ainsi que le politologue entend surmonter l’indétermination qui pèse sur notre idée de « laïcité ». Une belle démonstration, mais peut-être pas aussi définitive qu’
Mis à part les fondamentalistes, de toutes religions, et quelques « islamo-gauchistes » égarés, l’idée de laïcité recueille en France une quasi-unanimité. Sa défense fait même partie depuis 2010 du programme du Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen. Le « hic », c’est qu’à y regarder de plus près chacun semble en avoir sa propre définition… Dans un livre paru en 2015, Les Sept Laïcités françaises, Jean Baubérot, un spécialiste du sujet, en dénombrait ainsi pas moins de sept – antireligieuse, gallicane, identitaire, concordataire, ouverte, etc. – aux implications pratiques divergentes. Encore précisait-il qu’il ne s’agissait là que d’une simplification ! La première curiosité de la question réside en effet dans le fait que la loi de séparation de l’Église et de l’État du 9 décembre 1905, non seulement ne définit pas l’idée de laïcité, mais n’en prononce même pas le mot, ni dans son titre ni dans aucun de ses articles…
Pour le politiste Patrick Weil, cet oubli n’est pas rédhibitoire. Il témoignerait plutôt du pragmatisme des inventeurs de la loi, laissant à la société le soin d’en adapter les principes selon ses normes changeantes. Weil commence donc logiquement par énumérer ceux-ci. Il les ramène à trois : la liberté de conscience, mais, ajoutet-il, – et la précision est décisive – « sans pression » ; la liberté des cultes « dans le respect des lois » ; et, enfin, la neutralité d’un État souverain face aux diverses religions. Cela suffit, selon lui, à définir notre régime de laïcité. Si ce n’est qu’il faut d’autres considérations pour en régler l’exercice.
UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE
Toujours selon lui, ces dernières se trouvent dans la jurisprudence, en particulier dans les décisions du Conseil d’État venues trancher les conflits qui en ont surgi. Il convient seulement de distinguer plusieurs « espaces » régis par des règles différentes.
Dans celui de l’État, la neutralité prohibe toute expression officielle religieuse, tant sur les bâtiments publics que chez les fonctionnaires. Dans les lieux de culte, les coutumes de chaque religion s’appliquent sans autre limitation que celle du respect de l’ordre public. Il en va de même dans l’espace privé du domicile de chacun. Mais c’est bien sûr dans ce que l’on nomme l’« espace public civil », soit celui de la société en général, que peuvent advenir les plus fortes tensions d’interprétation.
DES CONFLITS QUI S’APAISENT
On l’a oublié, mais la loi de 1905 a fait se lever instantanément une très forte opposition de l’Église, menée par son pape d’alors, le très conservateur Pie X. Son rejet était absolu, mais il s’est naturellement concentré sur ses points stratégiquement les plus faibles. Après une bataille sur l’enseignement privé, notre pays a ainsi connu une série d’escarmouches sur des questions qui semblent aujourd’hui dérisoires – tenue dans les rues de processions religieuses ou la sonnerie des cloches des églises. Certains maires radicaux ayant déduit de la loi de 1905 leur interdiction ou limitation, le Conseil d’État leur a, d’abord, donné raison. Puis, l’Église évoluant de leur côté, il les a tolérées quand elles faisaient partie des « traditions locales ». Avec l’union nationale face à la guerre de 14-18, la mort de Pie X et l’élection du « moderniste » Benoît XV, ces conflits s’apaisèrent. La laïcité n’était plus vraiment un enjeu. Plus tard, Vichy tenta de revenir dessus, y voyant une des causes de la « décadence » de notre nation ; le pli était pris et fut confirmé après 1945 – tant et si bien que la question sembla alors résolue…
LA JURISPRUDENCE FACE AUX FAUSSES INTERPRÉTATIONS
Pourquoi donc est-elle revenue au premier plan ? Weil paraît minorer le fait qu’avec l’immigration l’islam soit devenu « la deuxième religion de France ». Il croit même pouvoir affirmer que la loi de 1905 l’avait intégrée dans sa réflexion. Elle avait en effet été élargie à l’Algérie… sauf que Weil reconnaît lui-même qu’elle n’y fut jamais appliquée. Ce manque est l’incontestable point aveugle de sa réflexion. On peut s’extasier avec lui sur la grande intelligence des législateurs de 1905 et admirer le travail, tout en nuances et évolutif, des tribunaux français. Cet accent sur la jurisprudence permet au passage de déjouer pas mal de fausses interprétations de la loi : celle-ci n’interdit ainsi pas les signes ou les tenues religieuses dans la rue. Contrairement à une vision répandue, elle ne cantonne pas la religion au seul « domaine privé ». Elle indique simplement que ces affirmations cultuelles doivent se faire « sans pression », ni de la part d’autres ni sur les autres.
Mais Weil est plus évasif sur la question épineuse de ce que certains musulmans voient comme des « blasphèmes ». La loi de 1905, sur ce point, est claire : on peut critiquer les religions, mais pas ceux qui les pratiquent car on bascule alors dans l’insulte, qui est un délit passible de poursuites pénales. Or, le problème vient du fait que cette séparation entre critique et insulte est difficile à opérer et qu’elle est sans doute plus naturelle pour le christianisme que pour l’islam, lequel, bien qu’étant lui aussi un monothéisme, n’a pas la même structure sur ce point. C’est sans doute ici que l’approche purement légaliste prônée par Weil atteint ses limites.