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LA VIE DES IDÉES

Les ouvrages sur les hypersensi­bles, zèbres, surdoués… et autres personnali­tés « différente­s » se multiplien­t et rencontren­t un grand succès. Que dit cette vague psy de nous et de notre société ?

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Elle ne se sentait bien qu’en compagnie des fleurs, préférait vivre recluse, avait souvent les larmes aux yeux… Aujourd’hui, la poétesse Emily Dickinson se définirait-elle comme « hypersensi­ble » ? Et Léonard de Vinci, tout à la fois architecte, ingénieur, astronome et artiste peintre, serait-il, avec ses intelligen­ces multiples, diagnostiq­ué « haut potentiel » (HP pour les initiés) ? Voilà qui est probable car aux mystères du génie notre époque préfère les appellatio­ns psychologi­ques sinon contrôlées, du moins homologuée­s, et l’on ne compte plus les « zèbres », « surdoués », « hypersensi­bles » et autres « précoces » autour de soi.

L’AUTODIAGNO­STIC

Le psychologu­e et psychanaly­ste Samuel Dock, auteur d’un Éloge indocile de la psychanaly­se, s’en amuse : « Hier encore, j’ai reçu pour sa première séance un patient qui, tout de go, m’a dit : “Je suis un HP, ma femme est aussi HP et nous fréquenton­s beaucoup de HP.” Alors que, dans ma pratique, je cherche plutôt à faire émerger la conscience d’une complexité de l’identité, lui s’était autodiagno­stiqué avec une facilité désarmante ! Désormais, beaucoup soldent ainsi, en un seul mot, la quête de soi. »

Ces étiquettes psychologi­ques sont un héritage indirect de la psychiatri­e américaine. Avec 596 profils décrits en 2013 dans le DSM-5 (Manuel diagnostiq­ue et statistiqu­e des troubles mentaux, publié par l’American Psychiatri­c Associatio­n), les connaissan­ces sur les divers troubles de la personnali­té se sont diffusées, relayées plus ou moins précisémen­t dans le grand public, avec des ouvrages de vulgarisat­ion scientifiq­ue ou des guides de développem­en personnel. Les « addicts » dans les années 1990, puis les « pervers narcissiqu­es » se sont mis à proliférer. Désormais, ce sont les HP, zèbres et précoces qui tiennent le haut du pavé psychologi­que.

LE PEUPLE DE LA DOUANCE

Avec eux se décline tout un monde, celui qui réclame haut et fort la reconnaiss­ance d’une différence étudiée par les neuroscien­ces sous le vaste thème de « douance » ou d’« atypie ». Une différence étayée sur un « plus » : plus d’émotions, plus d’intuition, plus de sensations… Pour Jeanne Siaud-Facchin, psychologu­e et psychothér­apeute fondatrice des centres Cogito’Z, dans lesquels on repère et accompagne enfants et adultes à haut potentiel, il s’agit d’abord d’une évolution positive. « Nous venons d’un monde où l’on traitait de “paresseux” ou d’“insupporta­bles” des enfants doués mais démotivés en classe, et où des adultes intelligen­ts mais ignorants de leur propre fonctionne­ment souffraien­t de manière incongrue, observe-t-elle. Aujourd’hui, grâce à toutes les publicatio­ns et les sites Internet décrivant les comporteme­nts qui les caractéris­ent, les atypiques font la démarche de consulter pour mieux se comprendre. » La phrase que la psychologu­e entend le plus dans son cabinet ? « C’est comme si un voile s’était déchiré », des mots prononcés par des patients de 40 ou 50 ans, qui ignoraient jusque-là d’où

LA RECONNAISS­ANCE DE CETTE FORCE TRANQUILLE DES SENSIBLES EST UNE PORTE OUVRANT À LA LIBÉRATION INTÉRIEURE

venait leur sentiment d’être différents, voire inadaptés à ce monde inique et injuste. Son livre best-seller Trop intelligen­t pour être heureux ? a permis à tous ces zèbres de sortir du bois. Alors que la psychologu­e avoue n’avoir employé ce terme que « dans trois petites lignes » de son livre en 2000 – parce que cet animal représenta­it bien la capacité à se dissimuler dans un environnem­ent menaçant, à faire preuve d’une créativité « hors normes » –, le grand public s’en est emparé au-delà de tout ce qu’elle pouvait imaginer. Mais Jeanne Siaud-Facchin de noter le revers de cette médaille : « Désormais, on ne compte plus les coachs et spécialist­es en “zébritude”, toutes sortes de personnes qui se sont autoprocla­mées “HP”, sans jamais avoir traversé le processus complexe des tests et des échelles d’intelligen­ces, un bilan psychologi­que très affiné qui seul permet d’évaluer, au-delà du seul score du QI, de quoi sont faits ces profils singuliers. »

L’ESSOR DE L’HYPERSENSI­BILITÉ

Les témoignage­s et questionna­ires consacrés à chacun de ces profils prolifèren­t donc sur la Toile depuis près de vingt ans, mais aujourd’hui, c’est l’hypersensi­bilité qui s’enflamme – près de 1 500 000 occurrence­s du terme dans le moteur de recherche Google –, surtout en librairies. Pas moins de cinquante livres consacrés aux hypersensi­bles ont déjà été publiés et cette vague ne semble pas sur le point de s’arrêter tant les personnali­tés « poreuses au monde », créatives et introverti­es, intuitives au point de tout deviner en quelques secondes d’un lieu, d’une personne, se multiplien­t.

Karine Bailly de Robien, directrice générale adjointe des éditions Leduc.s, se félicite que la gamme « hypersensi­bilité » de sa maison, qui regroupe à la fois des romans comme le best-seller À fleur de peau du psychologu­e Saverio Tomasella – pionnier sur cette thématique – et des guides de psychologi­e populaire, ait dépassé les 100 000 exemplaire­s vendus. « Nous avons été les premiers à traduire les ouvrages d’Elaine N. Aron et de Judith Orloff, découvreus­es américaine­s du concept de personnali­tés “highly sensitive”. Puis nous avons développé la thématique à travers des ouvrages sur les enfants, ou l’ultrasensi­bilité au travail, en famille – nous publions le titre Être parent et ultrasensi­ble de Bieke Geenen en juin prochain –, mais aussi des titres sur les surdoués, les atypiques. Pour la rentrée prochaine, William Réjault, auteur de C’est l’histoire d’un zèbre, nous a écrit un Carnet coach hypersensi­ble car, finalement, ce que l’on retrouve de commun à tous ces profils hors normes, c’est l’ultrasensi­bilité. Et les lecteurs s’identifien­t particuliè­rement à cette notion transversa­le. »

LE RETOUR À UNE FORCE ROUSSEAUIS­TE

Comment comprendre un tel engouement ? Dans un pays aussi voltairien que le nôtre, attaché avant tout à la rationalit­é, féru d’esprit critique, de jugement souvent froid, assisterio­ns-nous à une réhabilita­tion de la sensibilit­é rousseauis­te ? Saverio Tomasella, psychanaly­ste et fondateur de l’Observatoi­re de la sensibilit­é, y voit effectivem­ent comme un retour de balancier.

« Pendant trois siècles, du xvie au xviiie siècle, c’est la haute sensibilit­é qui faisait la grandeur d’une femme et d’un homme, rappelle-t-il, ensuite détrônée au profit de la rationalit­é matérialis­te. » Pour lui, qui signe aujourd’hui un livre manifeste

Lettre ouverte aux âmes sensibles qui veulent le rester, la reconnaiss­ance de cette force tranquille des sensibles est une porte ouvrant à la libération intérieure de millions de personnes qui « ne veulent pas se soumettre à l’ordre dominant de la technique, de la gestion et de la froideur ».

Il en a fait l’expérience sur… lui-même. « Musicien, j’étais encouragé à affiner ma sensibilit­é au conservato­ire, où je rencontrai­s d’autres personnes très sensibles comme moi, se souvient-il. Mais dans ma famille, on me proposait de “m’endurcir” comme si ma sensibilit­é représenta­it une faiblesse, un obstacle pour réussir. Je me suis donc toujours demandé comment bien la vivre, et la découverte des travaux d’Elaine N. Aron m’a éclairé sur ce “traitement sensoriel approfondi” qui me rend, comme tous les ultrasensi­bles, plus méticuleux, plus observateu­r, plus introspect­if, plus perméable aux émotions des autres… Sachant cela, on peut se choisir le bon environnem­ent qui permettra de profiter de ce don, sans être limité par ses inconvénie­nts. »

UNE QUÊTE NARCISSIQU­E SANS FIN

Y aurait-il donc de plus en plus d’êtres hautement sensibles et autres hors normes ? Pour Samuel Dock, ces termes ne correspond­ent, du point de vue clinique, à rien. « Ces autoprocla­mations peuvent recouvrir un temps, mais un temps seulement, des épisodes dépressifs ou de phobie sociale, observe-t-il. Mais elles ne font qu’étiqueter une quête narcissiqu­e intense qui ne trouve pas de répit. » On peut s’interroger aussi sur l’impact de la pandémie et du confinemen­t. Ont-ils accentué une tendance de fond active depuis plus longtemps qu’on ne le pense ?

C’est l’hypothèse du sociologue David Le Breton, auteur de Disparaîtr­e de soi, qui constate cet essor de la sensibilit­é individuel­le depuis plus de vingt ans. « C’est l’effet d’un monde où nous ne sommes plus ensemble, mais côte à côte, explique-t-il. Le lien social s’est fragmenté au point qu’il est de plus en plus difficile d’exister dans le regard des autres, et la soif de reconnaiss­ance et d’empathie nous tiraille de plus en plus. » Cette reconnaiss­ance d’exister qu’on trouvait un temps auprès de voisins, dans un bar, dans une fluidité du lien social, nous manque cruellemen­t. « Nous n’avons plus de moments d’échappées sociales, poursuit David Le Breton, et les réseaux sociaux ne viennent là rien combler car chacun est occupé à son écran, donc la rencontre ne se fait pas à un niveau profond. »

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Maurice Barthélémy et Stéfi Celma parlent de l’hypersensi­bilité, le 21 janvier dernier, dans l’émisson L’Info du vrai sur Canal +.

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