MARYLIN MAESO
Philosophie
Il est commun de qualifier de « déraisonnable » un comportement qui fait fi des précautions dictées par la raison et qui renonce à poursuivre la voie que celle-ci lui indique. Car on attribue à la raison les vertus d’une boussole, capable de nous guider en toutes circonstances, tel le « cogito », ce point d’Archimède dégagé par Descartes dans ses Méditations métaphysiques et qui, dans l’obscurité que tisse le scepticisme radical, lui offre un point d’appui pour échapper à la noyade et envisager de construire un édifice de savoirs sur un fondement indestructible car indubitable.
Beaucoup moins évident est le scénario d’un déraillement interne, où la raison elle-même perd pied, congédiant la rigueur et abandonnant toute méthode pour se mettre au service de récits simplistes et trompeurs. C’est à ces « déraisons modernes qui ont envahi l’espace du débat sous la forme des pensées effondristes ou d’une guerre des
identités » que s’attaque l’historienne
Perrine Simon-Nahum dans Les Déraisons modernes. Prenant acte de l’atmosphère de suspicion généralisée vis-à-vis de l’histoire, qui s’est peu à peu installée au sein de nos sociétés depuis la fin des années 1980 et qui a préparé le terrain au relativisme tout-puissant et à la diffusion massive des théories du complot que nous connaissons aujourd’hui, elle se demande comment restituer à l’individu sa pleine agentivité et sa responsabilité au sein du monde. Un projet ambitieux, tant les obstacles sont nombreux, et qui ne peut espérer s’accomplir sans avoir au préalable fait un sort aux nouvelles téléologies. À la faveur du « présentisme » (François Hartog) qui caractérise notre époque où l’ancrage dans une profondeur historique a fait place au règne de l’immédiateté, les récits mythiques de l’historien Yuval Noah Harari (Sapiens) et du géographe Jared Diamond (Effondrement) s’imposent comme des références scientifiques en dépit de leur manque de rigueur méthodologique. Comment expliquer un tel succès ?
Ces récits englobants, qui prétendent dégager une même logique à l’oeuvre derrière nos manières d’habiter le monde (Harari) ou de conduire les sociétés à leur perte (Diamond), séduisent par leur capacité à donner un sens à notre existence collective en lui conférant une direction, fût-elle catastrophiste. Ce que la tentation de la téléologie révèle, c’est l’ambivalence de la raison qui, comme tout outil, peut servir à dégager le vrai comme à construire le faux, à mettre en évidence des causalités effectives ou à en injecter artificiellement dans le réel pour se donner une illusion de maîtrise et de compréhension totales. Cette forme de déraison se cristallise à l’instant où l’esprit, étourdi par la complexité du réel et effrayé par un présent qui lui échappe, cherche à se consoler en fabriquant une odyssée humaine où chaque chose trouve sa place et où tout s’explique, selon un même principe directeur.
L’étude de ces récits où la veine mythique se pare des attributs de la science nuance l’idée selon laquelle à l’âge des fables succéderait l’âge de raison, celui où un savoir rationnellement établi se substitue aux croyances infondées. Car la raison elle-même conserve ce réflexe non pas infantile, mais profondément humain, consistant à réécrire l’Histoire et à prédire l’avenir pour offrir des repères à une société ne sachant plus qui elle est ni où elle va. Contre le tropisme de la prophétie, il s’agit d’apprendre non pas à prévoir l’imprévisible, mais à le prévenir. De la différence entre la divination et la précaution.
COMME TOUT OUTIL, ELLE SERT À DÉGAGER LE VRAI COMME À CONSTRUIRE LE FAUX