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PASCAL ORY

Mots de tête

- PASCAL ORY de l’Académie française

NULLE PART VOUS NE TROUVEREZ DANS LA DÉFINITION UN ESPACE POUR LA LIBERTÉ

On mesure l’importance d’un mot à sa capacité à déclencher des guerres civiles. « Démocratie » est l’un de ces mots mortifères qui nous divisent d’autant plus que nous nous en servons pour passer aux choses sérieuses. « État », « gouverneme­nt », « république » : mots légers, sans conséquenc­es, mais dès que la démocratie s’invite dans un débat : respect. Et c’est là que les problèmes commencent. Car il y a ambiguïté, voire équivoque. L’ambiguïté vient de ce que nous nous refusons à voir les mots en face. L’équivoque s’y ajoute dès lors que nous le faisons exprès. Essayons d’y voir plus clair, au risque de mécontente­r beaucoup de monde. Car il est vrai que clarifier mécontente beaucoup de monde.

Le mot « démocratie » – donc la chose – a été élaboré par la pensée politique de la Grèce classique. Mais il a changé de nature quand, une vingtaine de siècles plus tard, il a été assimilé à la grande révolution politique des Temps modernes, sur laquelle – ou plutôt sous laquelle – vivent aujourd’hui la très grande majorité des habitants de cette planète : la souveraine­té populaire.

Considérez les institutio­ns politiques des quelque deux cents États qui, de l’Afghanista­n au Zimbabwe, organisent les sociétés humaines : à peu près toutes se fondent sur le postulat – car il ne s’agit jamais que d’un postulat – d’un peuple souverain. Celles qui fonctionne­nt encore en mode « ancien régime » (souveraine­té dynastique adossée à un droit divin) ne sont plus qu’une poignée. Il suffit de lire les deux mots « Arabie saoudite » pour comprendre qu’on est devant un ancien régime, dont l’identité n’est pas nationale mais familiale. On notera, au passage, que l’essentiel de la petite poignée en question, du Qatar au sultanat d’Oman, s’agrège autour de la péninsule Arabique. Reste que les quelque cent quatre-vingt-dix autres États du monde sont, au sens strict, des démocratie­s. La souveraine­té populaire régit aussi bien l’Islande que la Corée du Nord, en passant par la République islamique d’Iran.

De ce constat essentiel, il ressort une conséquenc­e qui ne l’est pas moins : les deux attributs dénommés « liberté » ou « égalité », que certains veulent ajouter à la définition, ne lui sont aucunement consubstan­tiels. La question de l’égalité est vite réglée puisque la souveraine­té du peuple s’exprime toujours au travers de l’inégalité foncière qu’introduit la représenta­tion, et je ne parle pas de ces vieux cantons montagnard­s suisses, modèles de « démocratie participat­ive », qui furent parmi les derniers États du monde à accorder le droit de vote aux femmes. Prenons plutôt la question par le petit bout de la lorgnette : la liberté.

Prenez-la, cette lorgnette : vous aurez beau chercher dans toutes les directions, nulle part vous ne trouverez dans la définition de la démocratie un espace quelconque pour la liberté. Rien n’impose au peuple souverain de fonder souveraine­ment des institutio­ns de liberté. Ce n’est jamais qu’une option. Quand nous assimilons la démocratie à un régime de liberté, nous avouons simplement que nous parlons d’un certain type de démocratie : la démocratie libérale. Mais la démocratie peut être autoritair­e. À la surface de la Terre d’aujourd’hui, la plupart des humains vivent sous l’égide non d’une démocratie libérale mais d’une démocratie autoritair­e.

Après quoi on se querellera en pure perte sur la frontière entre les deux, comme sur la possibilit­é d’aménager au sein de la démocratie autoritair­e une sous-catégorie radicale : la démocratie totalitair­e, celle qui permettrai­t, par exemple, de distinguer aujourd’hui trois Chine : une Chine totalitair­e, qu’on ne présente plus, autoritair­e (Singapour) et libérale (Taïwan).

Ne croyez pas pour autant que tout ça soit une affaire exotique. Car s’il y a une invention politique dont la France peut se targuer, c’est bien celle-là. L’inventeur de la démocratie autoritair­e moderne, on l’a peut-être déjà deviné, s’appelle Napoléon Bonaparte.

Mais ceci est une autre histoire ou, si l’on veut, une autre question qui fâche, un autre mot de tête.

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