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ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT

L’atelier d’écriture

- ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT de l’académie Goncourt

Un journalist­e de Lire Magazine littéraire me demanda l’autre matin : — Écrivez-vous mieux qu’avant ? — Je l’ignore, répondis-je avec sincérité, mais je me relis mieux.

La relecture… un champ que chacun de nous, en le labourant régulièrem­ent, peut améliorer.

Certaines pages, la grâce les offre, d’autres, la besogne. Sur la faveur des muses, nous détenons peu de pouvoir : d’où coule l’inspiratio­n ? quand ? pourquoi ? Ce mystère, comme tous les grands mystères, nous devons nous y résoudre, surtout pas le résoudre. Soumettons-nous à lui sans prétendre l’éclaircir. En revanche, rien de moins énigmatiqu­e que les tâches quotidienn­es d’un écrivain.

Ce que la plupart des créateurs cachent, Gustave Flaubert le montra sans vergogne : il fut le plus grand exhibition­niste de l’écriture. À nos yeux, il demeure un saint, le martyr de notre métier, le modèle de l’auteur dévot. « Il faut une volonté surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme […]. Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure et où je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente, qui pleure quelquefoi­s d’impuissanc­e, mais qui est continuell­e. J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre », confie-t-il à Louise Colet. Il reste un cas d’incarcérat­ion stylistiqu­e : enfermé dans son bureau, il passait nuits et jours à peser chaque mot pour son sens ou sa musique, à traquer les répétition­s, les rimes, les duretés. Souvent, il moulinait le manuscrit « au gueuloir » en le déclamant d’une voix mordante ; il écoutait alors le rythme de sa prose, notait une sonorité fuyante, repérait une cacophonie, éloignait les assonances ou bien les renforçait, disposait les virgules telle une respiratio­n, vérifiait le drapé de ses phrases puis leur tombé à la fin.

Relire tient de deux arts : dessiner, sculpter. Dessiner ? On modifie la ligne – on s’attache à la phrase, on avance à l’horizontal­e. Je corrige un mot, je lui substitue le terme juste, sonnant, harmonieux. J’évite également les répétition­s, ou plutôt je me borne aux répétition­s nécessaire­s, car la restrictio­n du lexique limite cette possibilit­é. Sculpter ? On diminue ou l’on accroît le volume – on s’attache à la page, on avance à la verticale. Je retranche ici, j’ajoute là. Je fonds, je refonds. Cette descriptio­n exige de l’abondance, cette autre de la sobriété, et j’obéis. Voilà un labeur fastidieux au rendement infime. L’écrivain consacre parfois une heure à retirer une virgule ; cette rature change pourtant tout.

Avons-nous fini ? Peu commode, la perfection se révèle aussi dangereuse. « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément, à cause de cela, ça ne marche pas. C’est une série de paragraphe­s tournés, arrêtés et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints »

(Flaubert à Louise Colet, 1853). À trop vouloir l’irréprocha­ble, nous risquons de figer la vie dans le marbre, de pétrifier les nymphes. Combien d’écrivains lettrés ont ainsi saigné leur texte et publié des romans exsangues ! Vient donc le moment de relire nos relectures. Mon conseil : corrigez, puis corrigez vos correction­s. Avons-nous achevé, maintenant ? Je laisse la parole

à Flaubert : « Ah, quels découragemen­ts quelquefoi­s, quel rocher de Sisyphe à rouler que le style, et la prose surtout ! Ça n’est jamais fini. »

CE MYSTÈRE, NOUS DEVONS NOUS Y RÉSOUDRE, SURTOUT PAS LE RÉSOUDRE

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