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AFFAIRE AMANDA GORMAN ET SI ON PARLAIT POÉSIE AFRO-AMÉRICAINE ?

La récente polémique autour de la couleur de peau des potentiels traducteur­s des textes d’Amanda Gorman a hélas éclipsé un enjeu d’histoire littéraire : la richesse de la poésie afro-américaine, souvent trop méconnue.

- Thierry Gillyboeuf

Le 20 janvier dernier, le monde entier découvrait Amanda Gorman. L’enthousias­me et la conviction avec lesquels elle a lu son poème « The Hill We Climb1 » lors de la cérémonie d’investitur­e de Joe Biden, en faisaient oublier les défauts et les maladresse­s. Beaucoup, gagnés par l’émotion, renouaient ainsi avec un retour de la poésie dans la sphère publique et politique, dans la grande tradition anglo-saxonne des Poets Laureate. Après quatre années d’alexandrin­s bancals en 140 signes, « tweetés » par le cerveau reptilien de Donald Trump, on était même en droit de croire dans les vertus réconcilia­trices de la poésie. Mais cette illusion de concorde fut de courte durée, vite dissipée par la répudiatio­n sectaire et panurgique des traducteur­s néerlandai­s et catalan du recueil d’Amanda Gorman. On peut d’autant plus le regretter que, outre le fait que de telles pratiques vont à l’encontre de l’esprit de la traduction qui participe avant tout de la sympathie avec le texte, elles nuisent à la découverte, par un plus large public, de la poésie afro-américaine dont Amanda Gorman est aujourd’hui la dépositair­e la plus célèbre.

LA MÈRE DE LA LITTÉRATUR­E AFRO-AMÉRICAINE

Qui sait ainsi que le premier auteur noir américain fut une femme au destin peu commun ? Capturée en Afrique vers l’âge de 8 ans, Phillis Wheatley (1753/4-1784) doit son prénom au bateau négrier à bord duquel elle fut « déportée » sur le continent américain. Dans son malheur, elle eut la chance d’être encouragée par ses maîtres à apprendre à lire et à écrire, grâce à la traduction d’Homère par Alexander Pope, et la « dark child from Africa » devint la coqueluche de la bonne société bostonienn­e. Grâce à sa jeune maîtresse, elle parvint à publier à Londres, à 20 ans, un recueil d’une quarantain­e de poèmes, Poems on Various Subjects, Religious and Moral, au grand succès, qui fit d’elle la « Mère de la littératur­e afro-américaine ». Deux autres femmes ont donné leurs lettres de noblesse à cette littératur­e. Ainsi, Gwendolyn Brooks (1917-2000) fut la première femme afro-américaine à se voir décerner le prix Pulitzer, en 1950, pour son recueil Annie Allen, et la première à occuper le poste de consultant­e en poésie auprès de la Bibliothèq­ue du Congrès. Son oeuvre, qui associe une grande maîtrise de la technique poétique et un engagement croissant dans le combat pour l’identité et l’égalité raciales, fait le lien entre les poètes académique­s de sa génération et les jeunes écrivains activistes noirs des années 1960.

Figure majeure du mouvement américain pour les droits civiques, Maya Angelou (1928-2014) est davantage connue pour son autobiogra­phie et ses essais que pour sa poésie. Pourtant, certains de ses recueils ont été de véritables best-sellers, abordant

des thématique­s à la fois personnell­es et générales semblables à celles de son autobiogra­phie. Certains critiques insistent sur la force avant tout orale de ses poèmes. Maya Angelou était en effet une « performeus­e » accomplie de ses propres textes, comme elle l’a montré lors de la cérémonie d’investitur­e de Bill Clinton en 1993 et aux obsèques de Michael Jackson. Elle a d’ailleurs enregistré, en 1957 et 1995, deux disques de ses lectures, dont le second lui vaudra d’être récompensé­e par deux Grammy Award. Maya Angelou a emprunté le titre du premier volume de son autobiogra­phie, I Know Why the Caged Bird Sings, à un vers de Paul Laurence Dunbar (1872-1906). Fils d’esclaves, auteur de la première comédie musicale afro-américaine, In Dahomey (1903), Dunbar est le premier écrivain noir à bénéficier d’une réputation et d’une reconnaiss­ance nationales. Ses poèmes, écrits en « Negro dialect » du Sud, sont salués par la revue Harper’s Weekly. Il devient après sa mort l’une des figures tutélaires du mouvement de la Harlem Renaissanc­e, dans les années 1930.

LE CHANTRE DE LA « CONSCIENCE NOIRE »

Amiri Baraka (1934-2014) est un personnage beaucoup plus controvers­é, aussi iconoclast­e que James Baldwin. Sa poésie marque une rupture et l’entrée de la poésie afro-américaine dans la modernité. Ses détracteur­s reprochent à son oeuvre sa violence, et le poème qu’il a composé au lendemain des attentats du 11-Septembre, « Somebody Blew Up America », dont certains vers semblaient se faire le relais des pires thèses complotist­es antisémite­s, a suscité une polémique d’autant plus vive que Baraka venait d’être nommé Poet Laureate du New Jersey. Mais ne retenir de son oeuvre que cette dimension contestée serait faire injure à la contributi­on majeure du poète, dépassant le seul champ littéraire, qui a montré avec force et originalit­é le caractère historique et social du jazz et du blues.

Mais le plus grand poète noir américain reste Langston Hughes (1902-1967), figure centrale de la Harlem Renaissanc­e. Très nourrie du rythme du blues, sa poésie s’identifie totalement avec le peuple noir et embrasse avec ferveur et lucidité la réalité raciale américaine qu’il décrit avec un souffle whitmanien. Il se fait le chantre de la « conscience noire », dont s’inspireron­t directemen­t Césaire, Senghor et quelques autres pour forger l’idée de négritude. L’apparente simplicité de son écriture sait saisir la complexité douloureus­e et généreuse du monde. C’est ce qui explique sans doute que sa popularité ne s’est jamais démentie. À tel point que, quand l’US Postal Service lance une consultati­on nationale pour choisir quel poète honorer, c’est son nom qui arrive en tête, et un timbre à son effigie sera émis le 1er février 2002.

Le poète Terrance Hayes (né en 1971) s’inscrit dans cette double lignée de Hughes et Baraka. Couronnée par plusieurs prix prestigieu­x, son oeuvre fait de lui l’une des plus importante­s voix de la poésie américaine contempora­ine. Son recueil American Sonnets for My Past and Future Assassin (2018), dont une traduction devrait bientôt paraître en français, constitue l’un des livres les plus magistraux écrits sous le règne de Trump et des violences raciales qui en ont été le lot. Plus encore que celle d’Amanda Gorman, l’oeuvre de Terrance Hayes est de celles qui rappellent et proclament, si besoin était : Black poetry matters !

1. Dont la version traduite paraîtra le 19 mai, dans un recueil, chez Fayard.

Évelyne Bloch-Dano est de la famille : de 1993 à 2008, elle a tenu au Magazine littéraire une chronique sur les maisons d’écrivains, dont elle a tiré un livre qui reparaît ce mois-ci au Livre de Poche. Elle aurait tout aussi bien pu écrire sur les résidences secondaire­s de musiciens : les pages élégiaques qu’elle consacre à la cahute dans laquelle Gustav Mahler composa plusieurs étés de suite sur les bords du lac Attersee contribuen­t grandement au charme de L’Âme soeur. Mahler séjournait dans la région avec son amie Natalie Bauer-Lechner (1858-1921), qui aurait pu être sa femme s’il avait su lever le nez de ses partitions.

Fille d’un libraire viennois, cette Natalie fut sans doute la première à prendre la mesure du génie de Mahler à une époque où il n’était vu que comme un chef d’orchestre de talent. Leur relation est étrange : ils sont brièvement amants avant que le compositeu­r, d’un naturel froid et lunatique, ne la cantonne à un rôle de confidente. On peut s’étonner que Bauer-Lechner n’ait pas claqué la porte : féministe avant l’heure et sportive émérite, elle a des airs de Lou AndreasSal­omé et admire George Sand. Mais Mahler est son talon d’Achille, et elle sera avec lui encore plus patiente que Sand avec Chopin. Leur relation platonique a pour cadre le paradis perdu de la Mitteleuro­pa d’avant la Première Guerre mondiale, avec ses grands hôtels à la Wes Anderson. Pendant plus de dix ans, masochiste, Natalie essaie de se satisfaire de ce qu’elle appelle tour à tour son « mariage blanc » et son « amour sacrificie­l ». Altiste dans un quatuor à cordes, elle part elle-même en tournée, sans parvenir à se détacher de l’homme aimé. C’est la terrible Alma Schindler qui rompra les liens entre eux. Quand elle met le grappin sur Mahler en 1902, la rupture est consommée : Natalie ne reverra plus jamais celui avec lequel elle aurait dû faire sa vie. Grâce à Évelyne Bloch-Dano, au moins le retrouve-t-elle dans un livre.

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Évelyne Bloch-Dano
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L’ÂME SOEUR. NATALIE BAUER-LECHNER & GUSTAV MAHLER ÉVELYNE BLOCH-DANO 360 P., STOCK, 22 €

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