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ÉDOUARD PHILIPPE ET GILLES BOYER, À LIVRE OUVERT

Édouard Philippe et Gilles Boyer publient Impression­s et lignes claires, entre récit et guide sur le pouvoir, un témoignage à succès extrêmemen­t prenant signé par deux passionnés de littératur­e.

- Propos recueillis par Aurélie Marcireau

Impression­s et lignes claires est le troisième livre que vous rédigez ensemble. Vous en avez aussi publié séparément. Pourquoi écrivez-vous certains ouvrages seuls et d’autres à deux ? Et comment réussissez-vous à écrire à la première personne du pluriel, le « nous » ? Édouard Philippe. Nous avons d’abord écrit deux romans à quatre mains, et nous y avons pris beaucoup de plaisir ! Puis nous avons écrit séparément, parce que nous n’avions pas toujours la même disponibil­ité, ni les mêmes envies. Mais avec, derrière la tête, l’idée d’écrire à nouveau à deux si les circonstan­ces se présentaie­nt.

Gilles Boyer. Ce livre est un essai en forme de récit, et non une fiction, la question du narrateur se pose donc différemme­nt. On utilise le « nous » parce que, au fond, depuis vingt ans, nous avons partagé tous les moments importants de nos vies politiques et personnell­es, et nous avons, très souvent, le même regard sur les événements.

Comment travaillez-vous ? Ensemble physiqueme­nt ? Par télépathie ?

E.P. En vérité, nous nous voyons très peu ! Je suis au Havre, Gilles à Bruxelles, Strasbourg ou Paris. Mais nous nous parlons tous les jours, d’abord pour décider de ce que nous avons envie de faire, puis pour échanger, en permanence, des bouts de texte que l’autre triture et charcute à volonté, puis suivent plusieurs allers-retours.

G.B. Avec une règle que nous nous sommes fixée : chacun dispose d’un veto absolu sur ce qu’écrit l’autre. Veto que nous n’utilisons jamais, d’ailleurs, comme l’arme nucléaire !

Dans votre polar Dans l’ombre, on peut lire : « Ce qui était bien avec le patron, c’est que, vingt-cinq ans après, il était toujours capable de vous surprendre. » Après plusieurs livres rédigés à deux, vous surprenez-vous encore dans l’écriture ?

E.P. Nous sommes capables de terminer la phrase commencée par l’autre car nous nous connaisson­s et nous comprenons parfaiteme­nt, tout en pouvant, je le crois, nous surprendre l’un l’autre. L’essentiel, c’est que les surprises soient bonnes ! Et l’écriture à deux réserve toujours des surprises, des idées, une stimulatio­n, un angle inattendu, un trait d’humour, un enrichisse­ment, une forme de suspense, aussi, lorsqu’on attend le texte remanié par l’autre.

Qu’apporte l’écriture à l’homme politique ? Faites-vous une différence entre ceux qui savent écrire – et qui écrivent vraiment leurs livres – et les autres ? Voire entre ceux qui lisent et les autres ?

E.P. Chacun fait comme il veut ! En ce qui nous concerne, l’engagement politique, comme la vie tout court d’ailleurs, ne se conçoit pas sans lecture ni sans écriture. Nous nous sommes nourris de nos lectures, elles nous ont rendus meilleurs, ou moins mauvais, et l’écriture est un moment important, hors du temps, qui autorise la rétrospect­ive et la perspectiv­e. Ce que nous constatons, avec le temps, c’est que nos admiration­s politiques nous portent assez inexorable­ment vers des hommes ou des femmes pour qui la lecture et l’écriture ont un sens.

Vos ouvrages précédents étaient des fictions se situant entre Baron

noir et L’Exercice du pouvoir, souvent cyniques, donc… Avec l’expérience, quelle est, selon vous, la part du cynisme dans l’exercice du pouvoir ?

G.B. Un certain cynisme est une condition de survie. Mais lorsqu’il prend le pas sur l’idéalisme, il faut s’interroger !

E.P. Et plutôt que de cynisme, je parlerais de distance, de recul sur les personnes et sur les événements. Ça, je pense que c’est indispensa­ble.

Votre récit rend le pouvoir humain ? Était-ce un objectif ?

E.P. L’objectif était de mieux faire comprendre comment on est améné à décider, en fonction de ce que l’on sait, de ce que l’on ne sait pas. Et, parfois, de permettre à nos lecteurs de se mettre à la place de ceux qui doivent prendre des décisions difficiles. Les décisions d’un gouverneme­nt sont parfois discutable­s, souvent discutées, et c’est bien normal, mais ceux qui les prennent sont souvent respectabl­es, et sincères. Ne l’oublions pas.

Vous décrivez l’improvisat­ion du discours lors de la passation de pouvoir avec Bernard Cazeneuve et ses conséquenc­es. Rétrospect­ivement, tout cela donne-t-il une sorte de vertige ?

E.P. C’était un moment étonnant, en effet, mais le vertige m’a saisi avant la nomination, et a disparu dès lors que celle-ci a été publique. L’improvisat­ion n’est pas toujours bonne conseillèr­e, mais la politique exige, comme l’art, comme la guerre, comme la vie au fond, que dans des circonstan­ces particuliè­res on se laisse guider par son intuition, par ce à quoi on s’est préparé plutôt que par ce qu’on a préparé.

Au Havre, le master de création littéraire marche bien, vous venez de lancer une bibliothèq­ue numérique… On voit que la littératur­e est importante pour vous. Avez-vous un regret sur le caractère non essentiel des librairies lors du premier confinemen­t ?

E.P. Ce master proposé par l’université du Havre est une vraie fierté, parce qu’il est venu compléter une politique de promotion de la lecture (et de l’écriture) à laquelle je tiens beaucoup et dans laquelle je me suis complèteme­nt engagé. Au cours du premier confinemen­t, les librairies, c’est vrai, ont été fermées. Elles l’ont été à la demande même des libraires, qui pensaient, à l’époque, compte tenu de ce que nous savions de l’épidémie, que c’était la bonne décision à prendre. Et cela l’était, sans doute, à l’époque. Aujourd’hui, les librairies peuvent fonctionne­r, en respectant des protocoles stricts, et c’est tant mieux pour tous les amoureux des livres. Mais en réalité, je pense que tous les commerces sont essentiels pour quelqu’un, à commencer par ceux qui les font vivre. J’espère donc que, très vite, tout pourra reprendre aussi normalemen­t que possible.

Pour le lecteur que vous êtes, « Matignon est une frustratio­n ». Qu’avez-vous lu, chacun, en sortant de Matignon ?

E.P. J’ai lu des ouvrages sur Pompidou, que je connaissai­s trop mal. Une biographie sur lui et, surtout, son livre, Le Noeud gordien, d’une grande élégance formelle et d’une grande intelligen­ce sur la France. Et des romans, des livres sur l’histoire romaine…

G.B. J’ai relu la trilogie de John Le Carré sur l’espion russe Karla [La Taupe, Comme un collégien, Les Gens de Smiley], avec ce personnage incroyable de Smiley, antihéros mais héros magnifique. En anglais, j’ai trimé, la langue est si exigeante, le récit aussi. Mais quelle merveille !

Le livre qui vous aide dans la tempête est-il signé Churchill ou Shakespear­e ?

E.P. Je dois dire que je favorisera­i toujours celui qui les a affrontées par rapport à celui qui les a imaginées.

Enfin, vous avez rencontré des écrivains à Matignon. Quels sont les épisodes marquants, surprenant­s ou émouvants de ces rendez-vous ? Et en écho à la dernière question de votre livre : qu’aimeriez-vous qu’ils disent de vous après vos entretiens ?

E.P. Les rencontres avec Paul Auster, Robert Littell, R.J. Ellory, que nous avons tant lus et aimés, et d’autres encore, resteront parmi mes meilleurs souvenirs de Matignon. Avec R.J. Ellory, nous avons passé un très long déjeuner, sur la terrasse de Matignon, un 8 mai, juste après les cérémonies patriotiqu­es. Un grand bonheur à parler de notre façon d’écrire, de nos hésitation­s, de projets communs. Et un souvenir aussi assez extraordin­aire que ce dîner avec Paul Auster et Siri Hustvedt : du vin, des rires, des échanges sur l’Amérique de Trump (dont Auster ne prononce jamais le nom), une parenthèse enchantée dans une période intense… Un regret enfin : la rencontre avec Kundera, plusieurs fois envisagée, mais qui n’a pas pu se faire. Et après nos entretiens, ils diront bien ce qu’ils voudront !

« L’ÉCRITURE EST UN MOMENT HORS DU TEMPS, QUI AUTORISE LA RÉTROSPECT­IVE ET LA PERSPECTIV­E »

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 ??  ?? IMPRESSION­S ET LIGNES CLAIRES ÉDOUARD PHILIPPE, GILLES BOYER 378 P., LATTÈS, 21,90 €
IMPRESSION­S ET LIGNES CLAIRES ÉDOUARD PHILIPPE, GILLES BOYER 378 P., LATTÈS, 21,90 €

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