Petites maisons, grands projets
Goutte d’Or, Premier Parallèle, Anamosa… De plus en plus nombreuses, les structures indépendantes font valoir leur liberté de ton face à la logique des grands groupes d’édition. Avec un succès croissant.
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’ai décidé de quitter les éditions de Fallois. » Le 3 mars dernier, l’annonce de Joël Dicker sur les réseaux sociaux a fait l’effet d’une bombe dans le milieu littéraire. Non pas parce qu’il s’agissait d’un retentissant transfert entre maisons, mais parce qu’on assistait là à une grande première : l’un des romanciers francophones les plus populaires de la planète annonçait sa décision de créer sa propre structure d’édition. Un choix inattendu mais qui va dans le sens des récentes mutations du milieu. Car, à l’image de l’auteur de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, ils sont désormais de plus en plus nombreux à rêver d’indépendance dans un paysage où les grands groupes font tout pour dicter leur loi.
DES LABORATOIRES AUDACIEUX ET INNOVANTS
Monsieur Toussaint Louverture, Fauve d’or d’Angoulême en 2019 avec Emil Ferris, Le Tripode, prix Renaudot 2018 pour Le Sillon de Valérie Manteau, ou encore Le Nouvel Attila : depuis longtemps déjà, certains éditeurs pionniers se sont jetés à l’eau avec un succès épatant qui inspire aujourd’hui les nouveaux venus. À rebours du fonctionnement des monstres standardisés que sont Editis ou Madrigall, une myriade de maisons d’édition indépendantes voient désormais le jour, avec la ferme intention de devenir à leur tour des laboratoires littéraires audacieux et innovants. Parce qu’indépendance rime avec liberté. La liberté d’opérer des choix éditoriaux qui n’auraient sans doute pas pu exister au sein d’un grand groupe.
Ainsi, les éditions Goutte d’Or séduisent des dizaines de milliers de lecteurs avec des enquêtes chocs comme Paname Underground de Johann Zarca ou Flic
de Valentin Gendrot. Premier Parallèle s’illustre hors des sentiers battus avec des essais originaux comme Happycratie
d’Edgar Cabanas et Eva Illouz. L’année dernière, la toute jeune maison Anamosa a même raflé, à la surprise générale, le prix Femina Essai avec un livre au sujet aussi original que pointu, Joseph Kabris ou les Possibilités d’une vie. 1780-1822,
de Christophe Granger.
Ces nouveaux éditeurs attirent un public à la recherche de nouvelles formes littéraires, de nouvelles voix et d’une liberté de ton. Mais il est un autre moteur pour ces petites structures, une dimension qui embrasse l’époque : le militantisme. La plupart d’entre elles souhaitent en effet, à travers leurs publications, défendre une nouvelle vision du monde et donner la parole à des marges depuis trop longtemps réduites au silence.
Des éditeurs comme Monstrograph se sont ainsi fait une spécialité de publier des essais corrosifs qui invitent le lecteur à repenser les étiquettes de genre et les rapports hommes-femmes. Et ils ne font pas bouger seulement les lignes éditoriales : c’est tout le système de conception et de fabrication de l’objet livre que leur travail interroge. Au rythme de publication infernal des grands groupes, symbole de la société de surconsommation, ces maisons opposent un calendrier raisonné qui dépasse rarement les dix titres par an. L’idée est de prendre son temps et d’accorder une attention particulière à chacun des livres publiés. Une édition à échelle humaine, qui pense à l’écologie et au développement durable, qui invite aussi à repenser le système de rétribution des auteurs. Et qui prendrait enfin la mesure des profondes mutations que traversent nos sociétés.
Une journaliste de mode se doit-elle d’avoir bon goût ? Digne héritière d’une lignée de femmes collectionnant royalty mugs et fourrures rose bubblegum, Alice Pfeiffer ne craint pas de s’afficher en robe kitsch au premier rang des défilés, assumant sa passion pour le ringard, le vulgaire. Autant de déclinaisons qu’elle décrypte à l’aune d’expériences parfois peu concluantes et de travaux de sociologues ayant sondé « le mystère insaisissable du moche ». Car, s’il se définit en réaction au beau, le moche demeure énigmatique en ce qu’il « se meut dans les marges, les nuances, les débordements, le trop ou le pas assez ». Auparavant cantonné à la sphère privée, il s’est insinué dans l’art jusqu’à devenir l’apanage des créateurs les plus cotés – que l’on songe aux figurines naïves de Jeff Koons ou aux crânes recouverts de cristaux de Damien Hirst.
Aussi Alice Pfeiffer, pas dupe de ces penchants que tout autre qu’elle, « personne privilégiée, parisienne, blanche », ne pourrait assumer avec le même second degré, s’interroge-t-elle : « Comment ne pas stigmatiser la cible consommatrice du bien décrié – particulièrement lorsque celle-ci appartient à une tout autre classe que la mienne ? » Célébrer le moche est-il un geste punk, une marque de snobisme, une forme de transgression ou de conformisme inversé ? Bien plus qu’un critère esthétique, le moche questionne « la subjectivité du beau », agissant, à l’instar de ce livre aussi facétieux qu’instructif, comme un révélateur de désirs inscrits en nous à l’encre sympathique.
Voici un endroit où l’on ne risque pas d’être pris en excès de vitesse. D’ailleurs, mieux vaut s’offrir quelques beaux livres que de payer une amende. Voilà la ligne de conduite à adopter lorsqu’on entre dans ce temple des belles cylindrées qu’est la librairie Passion Automobile. C’est au coeur de Saint-Germain-des-Prés (où il n’est pas facile de se garer, mais c’est une autre histoire…) que s’est installée cette boutique spécialisée. Fondée en 1947, la Librairie Automobile (son nom initial) proposait alors, pour l’essentiel, des manuels de réparation. « C’est d’ailleurs ici que fut créée la célèbre R.T.A., ou Revue technique automobile », précise
Raphaël Galdos del Carpio, qui dirige l’enseigne avec son complice Benjamin Galand. Devenue ensuite Librairie E/P/A, puis Trame, Passion Automobile appartient désormais aux éditions ETAI, spécialisées dans les beaux livres.
Après avoir oeuvré, entre autres, à la librairie britannique WHSmith située rue de Rivoli, Raphaël Galdos del Carpio a rejoint la rive gauche il y a vingt ans, et cela n’a rien d’un hasard : en plus d’être un aficionado des livres, cet ancien étudiant en littérature anglaise est un passionné de longue date des voitures anciennes. Et force est de constater que ces dernières sont à l’honneur sur les étals et dans les rayons. Porsche, Jaguar, Ferrari et Citroën comptent parmi les marques les plus représentées dans les titres ici disponibles, où il est tout autant question de disciplines sportives (Formule 1, rallyes…), d’épopées d’une marque, de l’histoire d’un modèle en particulier et de culture automobile en général – on trouve même un rayon exclusivement consacré à Steve McQueen ! Mais vous y trouverez aussi votre bonheur si vous cherchez des volumes sur les deuxroues, les tracteurs, les sous-marins…
La production ici réunie provient du monde entier, et il n’est pas rare de tomber sur des ouvrages allemands, italiens, américains, brésiliens ou tchèques. « Mais beaucoup sont proposés dans de riches éditions multilingues », précise le gérant.
PHOTOS RARES
ET OBJETS INTROUVABLES
Car les clients de Passion Automobile ne sont pas seulement des hommes fous du volant : souvent, ils sont aussi des esthètes nostalgiques, des bibliophiles qui apprécient non seulement la tôle bien lustrée, mais aussi les photos rares, les maquettes soignées, le papier de qualité et les objets introuvables (certains volumes n’ont été tirés qu’à une centaine d’exemplaires). À ce titre, Raphaël Galdos del Carpio ne résiste pas au plaisir de nous présenter un improbable pavé richement illustré exclusivement consacré aux… porte-clés Jaguar de 1955 à 1980 !
« Nous avons aussi beaucoup de gens qui viennent pour offrir un cadeau à des adolescents, afin de leur faire découvrir l’univers automobile. D’ailleurs, j’aimerais bien qu’un éditeur sorte un ouvrage de vulgarisation pour expliquer, de manière pédagogique, le fonctionnement d’une voiture. » Avis aux professionnels. Alors, qui sera en pole position pour se retrouver en pile chez Passion Automobile, ce chic garage des bolides de papier ?