DIS-MOI OÙ TU ÉCRIS, JE TE DIRAI QUI TU ES
« SEULES LES PENSÉES QUE L’ON A EN MARCHANT VALENT QUELQUE CHOSE »
Certains ont besoin de marcher pour écrire, quand d’autres exigent calme et isolement. Esquissant deux écoles que l’on a coutume d’opposer, la question du lieu d’écriture traverse l’histoire littéraire, avec ses modes, ses snobismes et, parfois, un militantisme revendiqué. L’ailleurs est-il nécessaire pour féconder l’imaginaire ? À vous de juger.
O «n ne peut penser et écrire qu’assis. » Fidèle à l’image d’Épinal d’un écrivain rivé à son écritoire, Flaubert avait la marche et tout type d’exercices physiques en horreur. Être l’auteur de Madame Bovary ne l’aura pas exempté de quelques moqueries, ainsi Nietzsche ne se prive-t-il pas de le traiter de « cul-de-plomb » dans son Crépuscule des idoles : « Être cul-deplomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose. » Dans une lettre publiée lors du confinement du printemps 2020, Michel Houellebecq revenait sur cette querelle et s’affirmait pour l’occasion nietzschéen, réfutant l’idée d’une immobilité consubstantielle à l’écriture : « Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possibilité, dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu est fortement à déconseiller : la tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissoudre, les pensées et les images continuent de tourner douloureusement dans la pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire fou. »
UN ACTE DE RÉSISTANCE
Tenter d’établir une liste des écrivains marcheurs relève de la gageure, tant ils sont nombreux à suivre les traces du philosophe ou à lui avoir ouvert la voie. Chez les romantiques, la célébration de la nature accompagne ainsi un corps en mouvement, comme aimanté par l’ailleurs. « La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied », affirmait par exemple Rousseau dans ses Confessions.
Aux rêveries du promeneur solitaire, encouragées par le rythme machinal de l’exercice, certains opposent une démarche critique, voire politique. Dans sa conférence de 1851 présentée sous le titre De la marche, l’auteur de La Désobéissance civile Henry David Thoreau fait l’éloge d’une pratique salutaire et libératrice. Dans L’Art de marcher, sa compatriote Rebecca Solnit la compare à un acte de résistance : « Dans une culture entièrement vouée à la production, penser est l’équivalent de ne rien faire et ne rien faire est difficile… ce qui se rapproche le plus de ne rien faire est de marcher. » Sous nos latitudes, Sylvain Tesson y voit une critique en mouvement de la modernité en ce qu’elle permet de s’éloigner du tout-numérique régissant nos existences connectées. Après avoir chuté d’un toit, en 2014, l’écrivain bourlingueur en avait par ailleurs exploré la dimension thérapeutique en traversant
la France à pied à sa sortie de l’hôpital, une expérience relatée dans Sur les chemins noirs (2016).
L’INSPIRATION SANS ARTIFICES
Le statisme prôné par Flaubert est donc loin de faire l’unanimité. Si certaines plumes ont besoin pour s’épanouir d’un lieu dédié, d’autres ont une telle capacité à s’abstraire du monde alentour qu’il leur est possible de composer dans n’importe quel contexte. Ainsi le regretté Jean-Claude Carrière pouvait-il travailler sur le quai d’une gare ou dans la salle d’embarquement d’un aéroport. Ainsi Bernard Werber s’accommode-t-il d’une chambre d’hôtel impersonnelle pour ses heures d’écriture quotidiennes.
La diversité des moyens de transport actuels, réconciliant le voyage et l’immobilité (puisque, à bord d’un bus, d’un train, d’un avion ou d’un cargo, le corps est à la fois sédentaire et en déplacement), aurait pu sauver la mise à notre Flaubert pantouflard, qui ne revendiquait après tout que le droit d’écrire sur son séant. S’il lui est arrivé de voyager pour se documenter – notamment en Tunisie, pour nourrir Salammbô – ou pour l’agrément – ses pérégrinations bretonnes et orientales avec Maxime Du Camp –, l’inspiration lui venait sans artifices, sans exiger d’embruns pour chatouiller son imagination ni de paysages défilant à une vitesse telle qu’ils en deviennent flous. Un bon point pour notre Normand, que l’on a cependant quelque difficulté à imaginer en amateur de traversée océanique, tant son quotidien était aux antipodes de la vie d’aventurier menée par un Blaise Cendrars, grand amoureux des voyages en cargo qu’il évoque dans sa Vie dangereuse.
EN QUÊTE DU « VRAI LIEU »
Dans son sillage, la romancière et grand reporter Christiane Rancé publiait en début d’année un essai envoûtant, Le Grand
Large, dans lequel elle revient sur l’expérience de l’écriture en mer. « Sur la grande houle noire de l’Atlantique, l’ahanement routinier du moteur décante ma mémoire, épure ma pensée. Je l’ignore encore, mais j’ai commencé le long et immobile voyage de l’introspection, un éloge de la distance : celle de mes souvenirs. » La traversée au long cours qu’elle effectue entre Marseille et le Brésil est le point de départ d’une quête visant à trouver ce « vrai lieu » propre à chacun. Certains le situent au large, sur la ligne de l’horizon, quand d’autres le recherchent dans un périmètre familier, sinon restreint, voire de plus en plus exigu, à l’image d’Emily Dickinson, dont la réclusion a inspiré parmi les plus beaux poèmes des lettres américaines. Plumes en mouvement ou plumes immobiles, ce vrai lieu ne serait-il pas celui de l’écriture même, quel qu’en soit le véhicule ?