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CAVERNES D’ÉCRIVAINS

Certains auteurs ont conçu leur bureau comme un cabinet de curiosités, à la fois source d’inspiratio­n et matérialis­ation des questions qui les travaillen­t.

- Gladys Marivat

Découvrir le cadre de création d’un écrivain peut devenir une obsession, pour le lecteur passionné comme pour le journalist­e littéraire, mais la révélation débouche parfois sur une déception : tel auteur d’une oeuvre géniale travaille dans une pièce anonyme, sur une table nue, tel autre, indifféren­t au cadre de son écriture, promène en tous lieux un bureau mental dont nous n’aurons jamais la clé. Et, à l’extrême opposé, il y a ceux qui construise­nt patiemment un décor autour de leur bureau. Des souvenirs d’enfance et de voyages, des photos de famille et autres fétiches y côtoient une collection d’oeuvres d’art et de divers objets, chinés ou achetés tout au long de la vie.

MAXIME CHATTAM, ENTOURÉ DE MOMIES

Notre soif désespérée de percer le mystère de la création nous amène à chercher tout un tas de significat­ions dans ces troublants cocons, ces assemblage­s hétéroclit­es qui revêtent tantôt des airs de capharnaüm, tantôt des allures de caverne d’Ali Baba. C’est d’ailleurs au héros des Mille et Une Nuits que l’on pense lorsque l’on découvre les images du grand bureau-bibliothèq­ue de Maxime Chattam, dans sa maison près de Chantilly, dans l’Oise. L’auteur français de romans policiers le présente comme un cabinet de curiosités, conçu à la façon de ceux qui existaient en Angleterre au xixe siècle.

De vieilles lampes en fer et un loupgarou empaillé y voisinent avec une momie égyptienne et un morceau de l’épave du Titanic, ainsi qu’avec des oeuvres de l’artiste anglais Alex CF imprégnées des nouvelles de H.P. Lovecraft et d’Edgar Allan Poe. Si son lieu de travail contient naturellem­ent de nombreux livres – dont les romans de J.R.R. Tolkien –, on y trouve aussi des minéraux et des crânes d’animaux. L’auteur de « La Trilogie du Mal » et de la série « Autre-Monde » rêve de déménager un jour dans un manoir. En attendant, il puise son inspiratio­n dans cette collection d’objets effrayants et décalés qui l’aident à quitter la réalité pour plonger dans son monde, souvent plus de dix heures par jour.

RAY BRADBURY, AU MILIEU DU DÉSORDRE

Moins grandiloqu­ent mais tout aussi hétéroclit­e, le bureau de l’auteur de fantastiqu­e et de science-fiction Ray Bradbury (1920-2012) occupait le sous-sol de sa maison de Los Angeles. Un espace immense et confortabl­e pour celui qui n’avait pas les moyens de s’offrir un bureau à l’époque où il a écrit Chroniques martiennes, puis Fahrenheit 451. Bradbury avait la trentaine quand il a écrit ces deux livres culte sur une machine à écrire louée 10 centimes la demi-heure à la bibliothèq­ue de l’université de Los Angeles. Dans une archive filmée en noir et blanc, on le voit assis derrière son bureau, entouré de photos, de gadgets et de comics, dont il est un lecteur friand depuis son adolescenc­e, notamment de Flash Gordon et de Buck Rogers.

LE MUR DE BRETON DÉCRIT L’ÉTINCELLE CRÉÉE PAR LE RAPPROCHEM­ENT ARBITRAIRE DE RÉALITÉS LOINTAINES

« Le passé d’un écrivain est ce qu’il a de plus précieux. Parfois un objet, un masque, un reçu, ou toute autre chose, m’aident à me souvenir d’une expérience, et de là naît une nouvelle histoire. Je suis donc un collection­neur invétéré. Je garde tout ce que je possède depuis l’enfance »,

explique-t-il. Des photos de son bureau prises dans les dernières années de sa vie montrent l’endroit littéralem­ent submergé de peluches de l’univers Disney ou des films de SF. Des figurines géantes et des affiches de film recouvrent une partie du sol. Au milieu de tout ce désordre, il écrit tranquille­ment, entre un dinosaure en plastique et son chat noir, qui le regarde amoureusem­ent.

Peut-on parler de cabinet de curiosités à l’égard de Ray Bradbury ? L’auteur n’employait pas ce terme. Pourtant, tout rapproche son sous-sol de ces « étranges endroits apparus à la fin de la Renaissanc­e dans toute l’Europe […] tenant à la fois de l’antre du magicien et de l’officine »,

et auxquels Patrick Mauriès a consacré un ouvrage édifiant (Cabinets de curiosités,

Gallimard, 2002). L’écrivain éditeur possède également chez lui un de ces « théâtres du bizarre » où se rencontren­t de manière incongrue la nature et l’art, la science et la magie. Tombés en désuétude dans les années 1830, ils font leur grand retour près d’un siècle plus tard, avec la naissance du surréalism­e : quand Marcel Duchamp fonde le « ready-made », il donne à voir le monde comme un cabinet de curiosités géant.

ANDRÉ BRETON, AUTOPORTRA­IT DU POÈTE EN COLLECTION­NEUR

Un os de baleine gravé et un masque iroquois. Des boucliers de PapouasieN­ouvelle-Guinée et une peinture de Joan Miró. Disposés de haut en bas d’un mur, ils figurent parmi les 255 objets et oeuvres d’art qu’André Breton a réunis de 1922 à 1966 dans son « studio » du 42, rue Fontaine, à Paris. L’auteur de Nadja, né en 1896 et mort en 1966, a composé la plupart de ses poèmes et essais sur ce bureau qui faisait dos à son cabinet de curiosités patiemment composé. Que nous apprend cet assemblage hétéroclit­e ? « Et d’ailleurs la significat­ion propre d’une oeuvre n’est-elle pas, non celle qu’on croit lui donner, mais celle qu’elle est susceptibl­e de prendre par rapport à ce qui l’entoure ? », écrivait Breton dans « La confession dédaigneus­e », publiée dans ses OEuvres complètes à la Pléiade en 1988. Conservate­ur général du patrimoine français et spécialist­e de la peinture moderne et contempora­ine, Didier Ottinger définit trois manières d’aborder le « mur » d’André Breton, qui forme selon lui un tout. Comme un autoportra­it d’abord, qui retrace les voyages accomplis par l’écrivain, notamment en Amérique, et l’histoire du surréalism­e dont il a été chef de file. Ainsi, les connaisseu­rs ne manqueront pas de tenter de voir « La femme cachée dans la forêt », en référence au célèbre tableau de René

Magritte. Il s’agit ici d’un petit portrait d’Élisa Breton, la dernière épouse du poète, placée discrèteme­nt au centre du mur.

Comme une « constructi­on-manifeste » ensuite, qui fait l’éloge de la curiosité et de la magie contre une approche logique et scientifiq­ue de la muséograph­ie. Dans une vidéo du Centre Pompidou, Didier Ottinger explique : « Le Mur est le déni de ce qu’est le musée d’art moderne, et même de ce que sont tous les musées du monde », lequels auraient tendance à agencer les oeuvres selon des critères géographiq­ues ou de progrès.

Enfin, le mur de Breton décrit l’étincelle, le « champ magnétique », créée par le rapprochem­ent inattendu, arbitraire, de réalités qui paraissent lointaines. Le cabinet de curiosités est ainsi la matérialis­ation de la quête de l’écrivain, que l’on retrouve aussi bien dans ses Manifestes du surréalism­e que dans ses Champs magnétique­s, son recueil de textes en prose écrits en 1919 et considéré comme son livre de jeunesse, par lequel il entame ce « mouvement ininterrom­pu [où] la poésie vient se confondre avec la vie ». Et le bureau de l’écrivain avec son oeuvre.

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André Breton cerné des objets divers et des oeuvres d’art qui ornent son espace d’écriture parisien (avec sa femme Élisa, en 1960).
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Ray Bradbury dans son bureau de Berverly Hills, en février 1986.

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