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TUROLD EN SON SCRIPTORIU­M

Nous ignorons tout de l’auteur supposé de la Chanson de Roland, texte inaugural de la littératur­e française. Mais rien n’interdit de le rêver en évêque, en trouvère ou en clerc, et d’imaginer le cadre où il composa.

- Alexis Brocas

Normandie, fin du xie siècle. Dans le scriptoriu­m humide d’une abbaye, un moine nommé Turold rêve, tandis que ses frères s’échinent à copier des ouvrages pour compléter leur bibliothèq­ue. Les chaises à bras, ces étranges bureaux articulés d’autrefois, grincent sous les efforts des moines, les plumes grattent les parchemins et reviennent aux cornets d’encre ferro-gallique dont le noir ne s’use pas. Parfois, ils se lèvent pour aller réchauffer leur encre figée contre le mur derrière lequel se trouve la cheminée, puis retournent plancher. La copie est un sport d’endurance, ce que rappellent les velours tendus sur les pupitres et les coussins sur les sièges.

Frère Turold rêve sur autorisati­on. Voilà une semaine, il a confié à son supérieur sa passion pour les légendes et chansons de trouvères nées de la défaite, près de trois siècles plus tôt, des armées de Charlemagn­e, prises en embuscade par les Basques dans le col de Roncevaux. Turold a un projet : unir ces versions en une seule, en langue d’oïl, qui serait pour la chrétienté ce que fut l’Iliade pour le monde grec. Les Maures, non plus les Basques, joueront le rôle des méchants – car, au xie siècle, l’expansion des Almoravide­s en Espagne terrifie la chrétienté. Turold ne connaît rien à l’Islam ? Qu’à cela ne tienne : puisque dans son monde tout s’explique par la binarité, il en fera une antireligi­on chrétienne, portée par une fausse trinité. Il n’a jamais vu de guerriers maures ? Pas grave, il a vu des démons, sur les vitraux ou sur les enluminure­s des ouvrages de la bibliothèq­ue de son abbaye. Ses Sarrasins seront donc souvent parés d’attributs diabolique­s et, pour certains, « noirs comme de l’encre » – on trouve ses comparaiso­ns où l’on peut. Turold n’a jamais posé un pied en Orient ? Grâce aux récits de pèlerinage en Palestine dont la bibliothèq­ue abonde, il comble en partie cette lacune : cent noms de contrées orientales peupleront sa chanson.

UNE FLOTTE PAÏENNE DANS LA LUEUR DES BOUGIES

Turold vient d’écrire ses premières laisses, ces strophes médiévales en décasyllab­es, et, comme tout écrivain inspiré, le voilà qui hallucine la suite. Au lieu des crânes tonsurés de ses frères penchés sur leurs copies, il voit les milliers de têtes casquées de l’armée de Marsile marchant sur Roland. Et, à mesure que la nuit envahit le scriptoriu­m, il distingue dans la lueur des bougies les feux de la flotte païenne venue apporter des renforts à Saragosse. Souvent, il lit son travail en cours à ses frères copistes, qui applaudiss­ent : ils y trouvent des joies qui ressemblen­t aux nôtres lorsque nous lisons des romans de guerre ou d’aventures. Ils aiment particuliè­rement le personnage de l’évêque Turpin, dans lequel ils se projettent. Turold est heureux de ces réactions. Il n’imagine pas qu’au cours des siècles à venir sa Chanson deviendra si populaire que des milliers de parents prénommero­nt leurs enfants selon ses héros, Roland et Olivier. Il signe son oeuvre dans son 4 002e et dernier vers : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (« Ici s’arrête l’histoire racontée par Turold »). Il ne le sait pas, mais il vient de devenir le tout premier écrivain de la littératur­e française.

 ??  ?? Moine copiant un manuscrit. Miniature extraite de L’Histoire du Saint Graal (v. 1300-1315).
Moine copiant un manuscrit. Miniature extraite de L’Histoire du Saint Graal (v. 1300-1315).

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