Lire

Autel de la mère

En un monument de mots élevé à la mémoire d’une mère tyrannique, l’auteure québécoise raconte un amour plus fort que la colère.

- Laëtitia Favro

Comment savoir quelque chose de ses parents ? Un an jour pour jour après la mort de sa mère, Catherine Mavrikakis refermait son journal de deuil, L’Absente de tous bouquets. Un titre emprunté à Mallarmé pour désigner une femme que la littératur­e n’intéressai­t pas, ni les écrits de sa fille, qu’elle n’a jamais lus. Est-ce pour cette raison que L’Absente s’ouvre sur un reproche, « Tu n’as jamais cultivé ton jardin », pour signifier « tu n’as pas voulu apprendre à lire, à penser par toi-même » ? Car, l’écrivaine en est persuadée, la littératur­e aurait pu sauver sa mère de l’ennui. « Tu y aurais appris qu’il est normal que les femmes rêvent d’autre chose que leur mari », écrit-elle à celle qui aura vécu dans l’attente d’un époux absent et dans la nostalgie d’un pays, la France, qu’elle avait quitté en 1957 pour le Québec.

De cette jeunesse française, de la guerre et de l’Occupation, Mme Mavrikakis ne disait rien. Elle mettait, en revanche, un point d’honneur à ce que ses enfants perfection­nent leur accent français, persuadée qu’ils réaliserai­ent un jour son rêve de retour à la terre promise. « La France, c’était ce que ma mère m’imposait, confie Catherine Mavrikakis à Lire Magazine littéraire. J’étais en colère contre ce pays qui m’avait volé ma mère, tout en éprouvant une fascinatio­n pour sa littératur­e, qui m’a sauvée. » Si ce ressentime­nt s’exprimait par des cris, seul moyen de communicat­ion chez les Mavrikakis, la fille n’a jamais pu en expliquer les raisons à sa

mère, autrement qu’à travers ce texte où se relaient troisième personne et adresses directes. « De son vivant, il me semble que je ne lui parlais jamais. Nous bavardions de tout, mais jamais je n’aurais osé lui dire quelque chose de très intime, jamais elle ne se serait abandonnée à me confier une histoire qui l’aurait touchée. Nous parlions, mais tu ne me parlais pas. Je ne te parlais pas. » Un texte qui lui paraît dès lors impudique, seul lieu où il lui aura été possible d’appeler sa mère « maman ».

UNE PLUME EN COLÈRE

Les non-dits affleurent pourtant, esquissant le portrait d’une mère aimée mais tyrannique : « Ici, je n’écrirai pas la violence, les tortures, les méchanceté­s. Ici, je n’exposerai pas crûment ma colère. Je transforme tout en petits fragments mélancoliq­ues. » Quand on lui demande si ce silence imposé ne contrarie pas son travail de deuil, elle indique avoir volontaire­ment préféré la mélancolie à la colère, « sentiment destructeu­r » auquel elle a souvent été associée au Québec, où elle vit et enseigne. Dès son premier roman, Deuils cannibales et mélancoliq­ues (paru en 2000 au Québec, en 2020 en France, aux éditions Sabine Wespieser), elle s’insurge contre le sort qui lui ravit ceux qu’elle aime. Le lecteur y découvre une langue où l’humour vient cajoler les sujets les plus graves, et une fascinatio­n, omniprésen­te dans son oeuvre, pour les fantômes.

Mais son texte le plus violent, à l’encontre du Québec du moins, demeure Ça va aller (2002, non publié en France), pavé dans la mare jeté par une héroïne furibarde qui taxe ses compatriot­es d’autosuffis­ance et de médiocrité. Si l’on retrouve dans toute son oeuvre des thèmes communs et une irrésistib­le verve narrative, l’écrivaine n’est jamais là où on l’attend, craignant d’être enfermée dans une case. Peu d’éléments rapprochen­t L’Annexe (Sabine Wespieser, 2020), qui emprunte les codes du roman d’espionnage, de L’Absente, les deux ayant été pourtant écrits à quelques mois d’intervalle. Mais on reconnaît dès les premières lignes un ton, un décalage visà-vis du réel qui font sa signature.

« LIVRE-CALISSON »

Comme chez Marguerite Duras, que l’écrivaine révère, le personnage de la mère apparaît de loin en loin. Et c’est encore lui que sa fille met en scène aujourd’hui, consciente de livrer sa propre version de la défunte. « Mon frère ne l’a pas reconnue quand il a lu le livre », s’amuse-t-elle, convaincue que tout individu possède des identités multiples. Elle souhaitait écrire non pas un livre à l’image de sa mère, mais un « livre-calisson », confiserie symbolisan­t la France dans l’imaginaire québécois. Une manière de rendre un dernier hommage à celle qui vivait à l’heure de Paris. « Ma mère aurait pu être quelqu’un d’autre. Elle nous a donné une image de la féminité tout à fait triste. » Une image contre laquelle l’écrivaine s’est construite : « La famille est un mensonge. On pense que les autres existent pour nous, alors qu’ils existent avant tout pour eux-mêmes. Ma mère a voulu nous faire croire à ce mensonge qui nous a emprisonné­s. »

Catherine Mavrikakis ne se livre pas à un exercice cathartiqu­e. En commuant ses souvenirs en mots, elle leur offre un endroit où reposer, à l’ombre de la statue de la défunte. Elle s’autorise enfin à lui parler, à renverser un rapport d’autorité trop longtemps déséquilib­ré. « Je sais que mon geste de jardinière n’est pas pur. Je m’assure que tu es morte, j’apprivoise la terre que tu es devenue. Je salis mes mains pour t’enterrer encore et davantage. »

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, si l’âpreté de cette relation mère-fille traverse le texte, ce n’est pas elle qui l’emporte. « Je crois que l’amour que j’avais pour ma mère est ce qu’il y a de mieux en moi. Dans

L’Absente, j’ai pu en faire une matière. »

Une matière qui, sublimée par l’écriture, forme un joyau.

« JE M’ASSURE QUE TU ES MORTE, J’APPRIVOISE LA TERRE QUE TU ES DEVENUE »

 ??  ??
 ??  ?? L’ABSENTE DE TOUS BOUQUETS CATHERINE MAVRIKAKIS 192 P., SABINE WESPIESER, 18 €
L’ABSENTE DE TOUS BOUQUETS CATHERINE MAVRIKAKIS 192 P., SABINE WESPIESER, 18 €

Newspapers in French

Newspapers from France