La cité joyeuse
Cette grande amoureuse de l’Inde nous embarque pour une virée ébouriffante et savante à Calcutta.
Un jour, on arrache aux statuettes de Durga tous leurs bijoux, leurs ornements, puis des hommes courent pour aller les jeter dans le fleuve, où elles se dissolvent, leurs visages flottant un moment encore à la surface avant de disparaître dans une apothéose de beauté et de destruction. C’est le dernier jour des fêtes pendant lesquelles la déesse a été parée, adorée.
Nous sommes à Calcutta, capitale du Bengale-Occidental, ancienne capitale de la Compagnie des Indes orientales, puis du Raj britannique jusqu’en 1912. Née anglaise et marchande au xviie siècle, elle fut complexe, étonnante, à rebours des clichés, berceau de tant d’idées et de combats. Ses multitudes levées aux aurores, curieuses et amicales, sont les enfants de Kâli, leur déesse mère au noir visage, au collier de crânes, qui tire la langue et scrute son peuple de son troisième oeil. Et dont le culte, écrit Catherine Clément dans son Autoportrait de Calcutta, fut exalté pour contrer la reine Victoria !
VILLE DE DÉCHIRURES
Calcutta a absorbé toutes les déchirures, toutes les violences. Mais, même s’il y eut le livre de Dominique Lapierre, elle fut peu comprise par les Occidentaux : Claude Lévi-Strauss fut horrifié par cette ville où, envoyé par l’Unesco en 1950, il ne vit qu’ordure et dégoût, et Marguerite Duras, dans Le Vice-Consul, y rêve une cité à la fois imaginaire et de souffrance. Mère Teresa, elle, ne craignit pas de racheter un caravansérail accueillant autrefois les pèlerins de Kâli, et d’y créer un refuge pour les mourants des rues.
Calcutta eut ses intellectuels, à l’origine de la Renaissance du Bengale : Satyajit Ray, le délicat cinéaste du Salon de musique, ou le génial poète Nobel Rabindranath Tagore, chantre d’une spiritualité universelle. Elle fut aussi la cité des maîtres : Râmakrishna, grand mystique qui se rapprocha du christianisme et de l’islam, ou son disciple Vivekananda, qui y prêcha les droits de l’homme avant l’heure. En grande amoureuse de l’Inde, Catherine Clément a pour celle qui s’appelle désormais Kolkata ce regard de l’intérieur, tendre et iconoclaste, plein de culture et de fantaisie.