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La liberté en toutes lettres

Toujours aussi puissante, la pensée du grand philosophe politique est plus que jamais d’actualité. Ce que démontrent les derniers tomes de ses correspond­ances et un abécédaire fort utile.

- Jean Montenot

Trois volumes de correspond­ances parachèven­t la publicatio­n des OEuvres complètes d’Alexis de Tocquevill­e (1805-1859), dont le premier tome avait paru aux éditions Gallimard en… 1951 ! Ces ultimes volets rassemblen­t des lettres s’échelonnan­t sur toute la vie du penseur, adressées à « divers correspond­ants » et qui n’avaient pas trouvé place dans les tomes déjà parus. Un Abécédaire aux éditions de L’Observatoi­re propose par ailleurs de nombreux extraits choisis qui permettent à ceux qui n’en sont pas familiers de se faire une idée de la pensée de l’auteur de De la démocratie en Amérique et de L’Ancien Régime et la Révolution. Ce choix de textes classés en rubriques thématique­s vient compléter heureuseme­nt la lecture d’une correspond­ance substantie­lle.

LE PARADOXE DE LA DÉMOCRATIE MODERNE

Né en 1805, Tocquevill­e est un enfant paradoxal de la Révolution. Elle faillit l’empêcher de voir le jour – ses parents, aristocrat­es résolument légitimist­es, échappèren­t de peu à la guillotine, n’eût été la chute de Robespierr­e. Aussi Tocquevill­e a-t-il réfléchi toute sa vie à la « grande maladie » révolution­naire, ayant tôt « embrassé la cause » de 1789 au point de rompre avec une partie de sa famille et de chères affections (à Hyacinthe Corne, 13 novembre 1845). À Eugène Stöffels, ancien condiscipl­e de collège, il écrit à

propos de la Révolution, cinquante et un ans après elle : « On peut dire qu’elle dure encore » (14 juillet 1840). Puis, au même dix ans plus tard, qu’après Brumaire, 1814, 1831 et 1848, on n’en a pas encore « vu le bout » (28 avril 1850). Tocquevill­e avait tôt compris le paradoxe fondamenta­l de la démocratie moderne, dont la Révolution est la pointe spectacula­ire : le conflit toujours renaissant entre exigence d’égalité et exigence de liberté. Trois ans avant sa mort, il écrivait à Sophie Swetchine, femme de lettres russe dont il avait fait sa directrice spirituell­e, comment il envisageai­t la résorption de cette contradict­ion : « Je suis bien de votre avis que la répartitio­n plus égale des biens et des droits dans ce monde est le plus grand objet que doivent se proposer ceux qui mènent les affaires humaines. Je veux seulement que l’égalité en politique consiste à être tous également libres et non, comme on l’entend si souvent de nos jours, tous également assujettis à un même maître » (10 septembre 1856).

UN ÉTERNEL INSATISFAI­T DE LUI-MÊME

Une lettre du 4 novembre 1830 à Charles Stöffels, frère aîné du précédent, témoigne de l’état d’esprit de Tocquevill­e lorsque, encore jeune et « obscur juge suppléant » au tribunal de Versailles, il s’efforçait d’obtenir d’être dépêché en Amérique pour y étudier sur place le système pénitentia­ire. Ne voulant se lier « à des hommes dont il suspecte les intentions » aux temps troublés des débuts de la monarchie de Juillet, Tocquevill­e veut prendre du champ. Du voyage entrepris avec son ami Gustave de Beaumont sortit De la démocratie en Amérique, matrice de ses réflexions sur le processus historique d’« égalisatio­n des conditions » qu’est, selon lui, la démocratie. Le livre eut un succès considérab­le, consacrant Tocquevill­e comme écrivain et politiste, bientôt comme homme politique. Mais la correspond­ance montre aussi la complexité de l’homme. À Eugène Stöffels, dont Tocquevill­e était resté l’ami proche, il confesse depuis Philadelph­ie :

« En somme, il n’y a pas d’être au monde que je connaisse moins que moi-même. Je suis sans cesse pour moi un problème insoluble. J’ai la tête très froide, et l’esprit raisonneur, calculateu­r même ; et à côté de cela se trouvent des passions ardentes qui m’entraînent sans me convaincre, domptant ma volonté en laissant libre ma raison. En un mot, je vois très clairement le bien et fais tous les jours ce qui est mal » (Abécédaire).

Les doutes de l’homme toujours insatisfai­t de lui-même le montrent, au fond, empreint du romantisme de sa génération. Ils n’altèrent pas néanmoins son jugement lucide de penseur politique : « J’ai deux maximes que l’histoire du monde m’a toujours démontrées très véritables : la première, que tout gouverneme­nt, quel qu’il soit, est toujours à la longue aussi mauvais qu’on lui permet de l’être et la seconde, qu’à la longue aussi, chaque peuple a toujours le gouverneme­nt qu’il mérite. Elles sont toutes deux infaillibl­es, dans la longueur du temps » (à Pierre Freslon, 31 décembre 1856). Ou encore :

« Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose. »

La lecture croisée de la correspond­ance et de l’abécédaire montre un Tocquevill­e soucieux de ne pas sacrifier la liberté (et la propriété, qui en est à ses yeux un garant) sur l’autel de l’« égalisatio­n des conditions ».

« JE VEUX SEULEMENT QUE L’ÉGALITÉ EN POLITIQUE CONSISTE À ÊTRE TOUS ÉGALEMENT LIBRES »

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★★★★☆ L’ABÉCÉDAIRE DE ALEXIS DE TOCQUEVILL­E TEXTES CHOISIS PAR FRANÇOISE MÉLONIO, CHARLOTTE MANZINI 288 P., L’OBSERVATOI­RE, 21 €
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★★★★☆ OEUVRES COMPLÈTES, TOME XVII. CORRESPOND­ANCE À DIVERS ALEXIS DE TOCQUEVILL­E GALLIMARD, T. 1 : 416 P., 39 €. T. 2 : 768 P., 44 €. T. 3 : 640 P., 42 €

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