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Opération reconversi­on

Dans un livre sidérant, l’historien raconte, en douze portraits, comment les Américains ont « reconverti » de nombreux dignitaire­s nazis après la Seconde Guerre mondiale.

- Olivier Cariguel

Bien avant l’effondreme­nt du IIIe Reich, ses dignitaire­s, sentant le vent d’est tourner, se sont inquiétés de souscrire une assurance-vie. Le débarqueme­nt en France, suivi de l’attentat raté contre Hitler le 20 juillet 1944, donna un coup de fouet à une diplomatie secrète. Quelques chefs nazis prirent langue avec les Britanniqu­es et des Américains issus de l’OSS, le « bureau des affaires stratégiqu­es » dirigé par William Donovan et aiguillé en Europe par Allen Dulles. La centrale, composée à la hâte après la catastroph­e de Pearl Harbor, qui révéla les faiblesses du renseignem­ent des États-Unis, avait aussi noué sans vergogne des contacts, sous la pression de l’incursion des troupes soviétique­s en Allemagne. Plus on avance dans le livre d’Éric Branca, composé de douze portraits de donneurs d’ordre nazis, plus les yeux s’écarquille­nt : ils ont été recyclés sur l’autel de raisons géostratég­iques difficilem­ent admissible­s pour le commun des mortels. Le monde du renseignem­ent ne s’embarrasse pas de principes moraux.

DES ARCHIVES CACHÉES D’UNE NATURE EXPLOSIVE

Éric Branca a choisi des célébrités et des figures moins connues. Parmi ces dernières, citons le général Reinhard Gehlen, ancien chef du renseignem­ent militaire pour le front de l’Est et bras droit de Reinhard Heydrich ; Walter Schellenbe­rg, plus jeune général de la SS, responsabl­e de l’exécution de plus d’un million de civils russes ; ou encore Ernst Achenbach, conseiller politique de l’ambassade allemande en France et chef d’orchestre du pillage économique, qui deviendra député au Bundestag et député européen. L’influence américaine fut si importante qu’elle accéléra les carrières. Gehlen est ainsi imposé dès 1948 au poste de chef du renseignem­ent militaire de la RFA naissante.

Parmi les vedettes, l’architecte préféré de Hitler, Albert Speer, devenu un technocrat­e esclavagis­te, figure parmi les rares accusés de Nuremberg à avoir gardé la vie sauve, alors qu’il fut reconnu de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Autre futur auteur de best-sellers internatio­naux, le chef des commandos SS Otto Skorzeny, sauveur de Mussolini, reçut dans sa geôle la visite de William Donovan en personne pour discuter affaires et formations, très florissant­es par la suite. Et l’aventurier mit son talent, dans les années 1960, au service de la guerre secrète du Mossad pour éliminer d’anciens camarades en Égypte !

Deux constantes expliquent la mansuétude des Anglo-Américains laissant dans l’ignorance les Français et les Soviétique­s, qui recherchai­ent ces mêmes hommes. Les prémices de la guerre froide, d’abord : une bonne partie a pu sauver sa peau en échange de son expertise sur l’URSS. Sous couvert de la doctrine du containmen­t (« endiguemen­t ») élaborée pour contenir l’expansionn­isme soviétique, la croisade contre le communisme rendit aveugles et sourds les agents américains. C’était l’urgence de l’heure.

Des archives soigneusem­ent conservées – et cachées – servirent de monnaie d’échange providenti­elle. Ainsi, Reinhard Gehlen avait gardé cinquante caisses en acier pleines d’informatio­ns économique­s, politiques et sociales sur l’URSS. Mais d’autres papiers ne risquaient pas d’être exploités par les analystes : d’une nature explosive, les dossiers de Walter Schellenbe­rg racontaien­t les compromiss­ions de familles de l’aristocrat­ie britanniqu­e, et de membres de la Chambre des Lords séduits par le IIIe Reich. Par ailleurs, lors de comparutio­ns de certains nazis devant les tribunaux, la méthode alliée consista à minimiser, voire à contredire, le rôle de certains afin de détourner l’attention. Avec son Roman des damnés, Éric Branca crée la sidération en reconstitu­ant ainsi, pas à pas, les carrières puis les reconversi­ons de nazis passés au service de vainqueurs peu curieux de leurs responsabi­lités passées. Cette galerie de portraits coupe le souffle au point qu’on ne saurait conclure qui, du salopard nazi ou de son sauveur opportunis­te, est le plus abject.

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 ??  ?? ★★★☆☆ LE ROMAN DES DAMNÉS. CES NAZIS AU SERVICE DES VAINQUEURS APRÈS 1945 ÉRIC BRANCA 432 P., PERRIN, 24 €
★★★☆☆ LE ROMAN DES DAMNÉS. CES NAZIS AU SERVICE DES VAINQUEURS APRÈS 1945 ÉRIC BRANCA 432 P., PERRIN, 24 €

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