Opération reconversion
Dans un livre sidérant, l’historien raconte, en douze portraits, comment les Américains ont « reconverti » de nombreux dignitaires nazis après la Seconde Guerre mondiale.
Bien avant l’effondrement du IIIe Reich, ses dignitaires, sentant le vent d’est tourner, se sont inquiétés de souscrire une assurance-vie. Le débarquement en France, suivi de l’attentat raté contre Hitler le 20 juillet 1944, donna un coup de fouet à une diplomatie secrète. Quelques chefs nazis prirent langue avec les Britanniques et des Américains issus de l’OSS, le « bureau des affaires stratégiques » dirigé par William Donovan et aiguillé en Europe par Allen Dulles. La centrale, composée à la hâte après la catastrophe de Pearl Harbor, qui révéla les faiblesses du renseignement des États-Unis, avait aussi noué sans vergogne des contacts, sous la pression de l’incursion des troupes soviétiques en Allemagne. Plus on avance dans le livre d’Éric Branca, composé de douze portraits de donneurs d’ordre nazis, plus les yeux s’écarquillent : ils ont été recyclés sur l’autel de raisons géostratégiques difficilement admissibles pour le commun des mortels. Le monde du renseignement ne s’embarrasse pas de principes moraux.
DES ARCHIVES CACHÉES D’UNE NATURE EXPLOSIVE
Éric Branca a choisi des célébrités et des figures moins connues. Parmi ces dernières, citons le général Reinhard Gehlen, ancien chef du renseignement militaire pour le front de l’Est et bras droit de Reinhard Heydrich ; Walter Schellenberg, plus jeune général de la SS, responsable de l’exécution de plus d’un million de civils russes ; ou encore Ernst Achenbach, conseiller politique de l’ambassade allemande en France et chef d’orchestre du pillage économique, qui deviendra député au Bundestag et député européen. L’influence américaine fut si importante qu’elle accéléra les carrières. Gehlen est ainsi imposé dès 1948 au poste de chef du renseignement militaire de la RFA naissante.
Parmi les vedettes, l’architecte préféré de Hitler, Albert Speer, devenu un technocrate esclavagiste, figure parmi les rares accusés de Nuremberg à avoir gardé la vie sauve, alors qu’il fut reconnu de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Autre futur auteur de best-sellers internationaux, le chef des commandos SS Otto Skorzeny, sauveur de Mussolini, reçut dans sa geôle la visite de William Donovan en personne pour discuter affaires et formations, très florissantes par la suite. Et l’aventurier mit son talent, dans les années 1960, au service de la guerre secrète du Mossad pour éliminer d’anciens camarades en Égypte !
Deux constantes expliquent la mansuétude des Anglo-Américains laissant dans l’ignorance les Français et les Soviétiques, qui recherchaient ces mêmes hommes. Les prémices de la guerre froide, d’abord : une bonne partie a pu sauver sa peau en échange de son expertise sur l’URSS. Sous couvert de la doctrine du containment (« endiguement ») élaborée pour contenir l’expansionnisme soviétique, la croisade contre le communisme rendit aveugles et sourds les agents américains. C’était l’urgence de l’heure.
Des archives soigneusement conservées – et cachées – servirent de monnaie d’échange providentielle. Ainsi, Reinhard Gehlen avait gardé cinquante caisses en acier pleines d’informations économiques, politiques et sociales sur l’URSS. Mais d’autres papiers ne risquaient pas d’être exploités par les analystes : d’une nature explosive, les dossiers de Walter Schellenberg racontaient les compromissions de familles de l’aristocratie britannique, et de membres de la Chambre des Lords séduits par le IIIe Reich. Par ailleurs, lors de comparutions de certains nazis devant les tribunaux, la méthode alliée consista à minimiser, voire à contredire, le rôle de certains afin de détourner l’attention. Avec son Roman des damnés, Éric Branca crée la sidération en reconstituant ainsi, pas à pas, les carrières puis les reconversions de nazis passés au service de vainqueurs peu curieux de leurs responsabilités passées. Cette galerie de portraits coupe le souffle au point qu’on ne saurait conclure qui, du salopard nazi ou de son sauveur opportuniste, est le plus abject.