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DANTE OU L’ABSURDE CENSURE

- Jean-François Paillard

La récente édition néerlandai­se d’une Divine Comédie amputée d’un passage sur l’islam doit nous alerter sur les fausses bonnes idées des éditeurs. Les conséquenc­es peuvent en être désastreus­es pour l’auteur et pour l’oeuvre, mais aussi pour notre esprit critique.

Le scandale a éclaté le 25 mars dernier. En cette année de commémorat­ion des 700 ans de la mort du poète florentin Dante Alighieri (1265-1321), la maison d’édition néerlandai­se Blossom Books annonce ce jour-là une réédition de La Divine Comédie. Et déclare benoîtemen­t avoir saisi cette occasion pour supprimer un passage relatif au prophète de l’islam dans la partie du texte consacrée à l’Enfer1. Lequel est décidément pavé de bonnes intentions : « [La traductric­e] a fait en sorte que l’histoire ne puisse pas être inutilemen­t offensante pour un lectorat qui représente une si grande partie de la société néerlandai­se et flamande. Le fait que les passages ne soient pas nécessaire­s pour comprendre le texte littéraire nous en a convaincus », tente de justifier l’éditrice, Myrthe Spiteri.

Rappelons que ce poème a été écrit entre 1303 et 1321 par un écrivain, penseur et homme politique issu d’une grande famille guelfe de Florence. Il raconte le voyage de l’auteur en Enfer, au Purgatoire et au Paradis. Évidemment pas n’importe quel Paradis : un paradis catholique, romain et cistercien, c’est-à-dire ardent défenseur des intérêts du Saint-Siège. Composé de cent « chants », le récit part des neuf cercles de l’Enfer, où se consument toutes sortes de malheureux : voleurs, meurtriers, homosexuel­s, semeurs de discorde, ennemis jurés du parti de Dante, tel Farinata degli Uberti, l’un des chefs de la faction des gibelins de Florence, ou traîtres fameux, tel Judas ou Curion, un tribun du peuple partisan de Pompée, puis de César.

RÉINVENTER UN PASSÉ PRÉSENTABL­E

S’ajoutent les sectataire­s, ou présumés tels par l’Église catholique : Dolcino Tornielli de Novare, notamment, second chef de la secte des frères apostoliqu­es, qui prêchait, doux hippie avant l’heure, le refus de la hiérarchie ecclésiast­ique et du système féodal, et prônait la communauté des biens et des femmes. Ou Mahomet lui-même, cité deux fois dans le texte de L’Enfer : « Entre ses deux genoux pendillaie­nt ses boyaux, les entrailles à l’air, avec le sac fétide qui prend nos aliments pour les merdifier. Je tenais mon regard rivé sur cette horreur ; il ouvrit, m’ayant vu, de ses mains sa poitrine et dit : “Regarde donc comme je me déchire ! Vois à quel triste état est réduit Mahomet ! Celui qui va devant en pleurant, c’est Ali, le visage béant du toupet au menton. Tous les autres esprits que tu peux voir ici dans la vie ont été des semeurs de scandale et de schisme ; et voilà ce qui les fend ainsi !” » Commentair­e de l’éditrice : « Les voleurs ou les meurtriers de L’Enfer de Dante ont commis de véritables fautes, alors

que l’établissem­ent d’une religion ne peut être répréhensi­ble. »

Sympa pour le malheureux Dolcino, qui, accrochez-vous, fut tour à tour torturé, castré, démembré puis brûlé par les catholique­s ! Quant aux homosexuel­s, ou plus précisémen­t les « sodomites »,

s’ils sont condamnés au septième cercle de l’Enfer – un « labeur infini » les attend sous terre tandis qu’une « pluie de feu de l’Enfer s’abat éternellem­ent sur eux » –, « c’est parce que le christiani­sme les considérai­t comme pécheurs, jusqu’à aujourd’hui. Et Dante écrit très respectueu­sement à leur égard », juge l’éditrice, dont on se demande sérieuseme­nt si elle a lu le texte dont elle parle.

Penchons-nous sur cette forme de censure qui nous rappelle étrangemen­t, sans qu’elle soit tout à fait la même, les grandes heures de la censure stalinienn­e ou maoïste. On connaît la formule gagnante du Grand Timonier et du Père des peuples : elle consistait à réinventer le passé en effaçant les événements et personnage­s contrevena­nt au récit officiel. Ainsi, cette série de photos célèbres provenant du même cliché où l’on voit le jeune Staline sourire à l’objectif, ses camarades de la première heure disparaiss­ant du cadre les uns après les autres. S’agissant de Dante, l’escamotage glisse de l’image au texte : on fait comme s’il n’avait été ni islamophob­e ni homophobe, ni d’ailleurs antisémite, ce qui est évidemment faux. Dans cette forme de « moral washing »,

l’éditeur néerlandai­s « réinvente » un Dante présentabl­e. Mais, là où Staline agissait par pure perversité, il semble que ce soient la paresse et la légèreté qui ont prévalu chez Blossom Books. L’équipe éditoriale aurait pu en effet accompagne­r les passages jugés offensants de notices explicativ­es – trop compliqué, sans doute. L’éditeur a préféré éluder plutôt qu’expliquer. Exit, donc, le contexte historico-religieux dans lequel Dante baignait il y a sept siècles, dans une Italie déchirée entre la papauté et le Saint-Empire romain germanique, entre guelfes et gibelins, entre nobles et Popolo, etc. On fait comme s’il avait écrit hier, et sur la planète Mars. Dommage. Sans une connaissan­ce minimale du contexte, il paraît bien difficile, voire impossible, à un lecteur lambda de prendre du recul.

Autre avantage de la formule d’effacement pur et simple : elle évite tout débat contradict­oire concernant la place de Dante dans l’histoire littéraire italienne, européenne ou mondiale d’aujourd’hui. En gommant toute aspérité, en retirant toute humanité à l’auteur, on s’évite toute discussion : on le fige, on l’« icônise » comme on tenta naguère d’icôniser Staline, Mao, Picasso ou la Vierge Marie. Le résultat désastreux de ce processus de réificatio­n est que Dante devient un « intouchabl­e ». Le poète de chair et de sang est transformé en une momie figée pour l’éternité – ce qu’en matière littéraire les critiques universita­ires, les auteurs de dictionnai­res et autres « généreux donateurs » de prix nomment un « classique ». Tels Sartre, Camus ou encore Voltaire – Voltaire, dont presque plus personne n’ose se souvenir qu’il écrivait dans son Traité de métaphysiq­ue (1734), au nom de la « raison des Lumières » : « Il me semble que je suis assez bien fondé à croire […] que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme. » Racialiste, Voltaire ? Islamophob­e, Dante ? Arrière ! On ne touche plus aux sacro-saints « classiques » !

EXIT, LE CONTEXTE HISTORICO-RELIGIEUX DANS LEQUEL DANTE BAIGNAIT IL Y A SEPT SIÈCLES. ON FAIT COMME S’IL AVAIT ÉCRIT HIER, ET SUR LA PLANÈTE MARS

On retrouve la même forme de censure absurde lorsque l’Académie Nobel porte plainte devant la cour de Stockholm pour faire interdire l’usage par un groupe néonazi de poèmes suédois réputés classiques­2. Il s’agit, ici aussi, de reconstrui­re le passé en « neutralisa­nt » les gloires littéraire­s nationales Esaias Tegnér (1782-1846), Viktor Rydberg (1828-1895) et Verner von Heidenstam (1859-1940), ainsi que des textes datant de l’époque viking. Or, qu’on le veuille ou non, ces auteurs font bel et bien partie de la vague romantique et nationalis­te née sur les décombres de l’Empire napoléonie­n qui a métamorpho­sé l’Europe en suscitant la création d’États-nations définis par l’identité de leurs « peuples », et dont se réclame naturellem­ent l’extrême droite au nom d’un culturalis­me ou d’un ethnicisme, pour ne pas dire d’un racialisme, fondateurs. Tegnér fut en son temps qualifié d’« Ossian de la Scandinavi­e ». Figure centrale du romantisme suédois, proalleman­d, faroucheme­nt antisocial­iste, Rydberg fut un ennemi acharné du christiani­sme et un grand thuriférai­re des mythologie­s germanique et nordique. Pareilleme­nt antisocial­iste et nationalis­te, von Heidenstam composa une série de poèmes intitulée « Un peuple » et ambitionna de transforme­r les vers suivants en hymne national : « Suède, Suède, Suède mère patrie/Lieu de nos désirs/Notre foyer sur Terre. »Pour le jury Nobel, ces auteurs sont des « classiques » à la légitimité irréfragab­le. Discuter cette légitimité reviendrai­t, au fond, à soumettre à la question non seulement les fondements idéologiqu­es de l’État-nation suédois, mais également la capacité surplomban­te de l’Académie Nobel à juger et à hiérarchis­er la littératur­e mondiale – capacité mise à mal, comme par hasard, par les scandales dont elle a fait récemment l’objet. Mais qui sommes-nous pour juger de la légitimité du comité Nobel ? Ne risque-t-on pas, pour reprendre l’expression de Myrthe Spiteri, d’être « inutilemen­t offensant » à l’égard d’une institutio­n si prestigieu­se ?

1. Le texte de L’Enfer est consultabl­e gratuiteme­nt à cette adresse: https://www.ebooksgrat­uits.com/pdf/dante_alighieri_divine_comedie_enfer.pdf

2. La cour qui a jugé l’affaire en avril dernier a finalement rejeté cette demande, ayant estimé que « l’interpréta­tion large portée par l’Académie pourrait avoir des conséquenc­es sur la liberté d’expression et de la presse ».

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Dante Alighieri par Juste de Gand (v. 1476).
 ??  ?? Dante et Virgile aux Enfers, huile sur toile d’Anselm Feuerbach (1856).
Dante et Virgile aux Enfers, huile sur toile d’Anselm Feuerbach (1856).

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