DANTE OU L’ABSURDE CENSURE
La récente édition néerlandaise d’une Divine Comédie amputée d’un passage sur l’islam doit nous alerter sur les fausses bonnes idées des éditeurs. Les conséquences peuvent en être désastreuses pour l’auteur et pour l’oeuvre, mais aussi pour notre esprit critique.
Le scandale a éclaté le 25 mars dernier. En cette année de commémoration des 700 ans de la mort du poète florentin Dante Alighieri (1265-1321), la maison d’édition néerlandaise Blossom Books annonce ce jour-là une réédition de La Divine Comédie. Et déclare benoîtement avoir saisi cette occasion pour supprimer un passage relatif au prophète de l’islam dans la partie du texte consacrée à l’Enfer1. Lequel est décidément pavé de bonnes intentions : « [La traductrice] a fait en sorte que l’histoire ne puisse pas être inutilement offensante pour un lectorat qui représente une si grande partie de la société néerlandaise et flamande. Le fait que les passages ne soient pas nécessaires pour comprendre le texte littéraire nous en a convaincus », tente de justifier l’éditrice, Myrthe Spiteri.
Rappelons que ce poème a été écrit entre 1303 et 1321 par un écrivain, penseur et homme politique issu d’une grande famille guelfe de Florence. Il raconte le voyage de l’auteur en Enfer, au Purgatoire et au Paradis. Évidemment pas n’importe quel Paradis : un paradis catholique, romain et cistercien, c’est-à-dire ardent défenseur des intérêts du Saint-Siège. Composé de cent « chants », le récit part des neuf cercles de l’Enfer, où se consument toutes sortes de malheureux : voleurs, meurtriers, homosexuels, semeurs de discorde, ennemis jurés du parti de Dante, tel Farinata degli Uberti, l’un des chefs de la faction des gibelins de Florence, ou traîtres fameux, tel Judas ou Curion, un tribun du peuple partisan de Pompée, puis de César.
RÉINVENTER UN PASSÉ PRÉSENTABLE
S’ajoutent les sectataires, ou présumés tels par l’Église catholique : Dolcino Tornielli de Novare, notamment, second chef de la secte des frères apostoliques, qui prêchait, doux hippie avant l’heure, le refus de la hiérarchie ecclésiastique et du système féodal, et prônait la communauté des biens et des femmes. Ou Mahomet lui-même, cité deux fois dans le texte de L’Enfer : « Entre ses deux genoux pendillaient ses boyaux, les entrailles à l’air, avec le sac fétide qui prend nos aliments pour les merdifier. Je tenais mon regard rivé sur cette horreur ; il ouvrit, m’ayant vu, de ses mains sa poitrine et dit : “Regarde donc comme je me déchire ! Vois à quel triste état est réduit Mahomet ! Celui qui va devant en pleurant, c’est Ali, le visage béant du toupet au menton. Tous les autres esprits que tu peux voir ici dans la vie ont été des semeurs de scandale et de schisme ; et voilà ce qui les fend ainsi !” » Commentaire de l’éditrice : « Les voleurs ou les meurtriers de L’Enfer de Dante ont commis de véritables fautes, alors
que l’établissement d’une religion ne peut être répréhensible. »
Sympa pour le malheureux Dolcino, qui, accrochez-vous, fut tour à tour torturé, castré, démembré puis brûlé par les catholiques ! Quant aux homosexuels, ou plus précisément les « sodomites »,
s’ils sont condamnés au septième cercle de l’Enfer – un « labeur infini » les attend sous terre tandis qu’une « pluie de feu de l’Enfer s’abat éternellement sur eux » –, « c’est parce que le christianisme les considérait comme pécheurs, jusqu’à aujourd’hui. Et Dante écrit très respectueusement à leur égard », juge l’éditrice, dont on se demande sérieusement si elle a lu le texte dont elle parle.
Penchons-nous sur cette forme de censure qui nous rappelle étrangement, sans qu’elle soit tout à fait la même, les grandes heures de la censure stalinienne ou maoïste. On connaît la formule gagnante du Grand Timonier et du Père des peuples : elle consistait à réinventer le passé en effaçant les événements et personnages contrevenant au récit officiel. Ainsi, cette série de photos célèbres provenant du même cliché où l’on voit le jeune Staline sourire à l’objectif, ses camarades de la première heure disparaissant du cadre les uns après les autres. S’agissant de Dante, l’escamotage glisse de l’image au texte : on fait comme s’il n’avait été ni islamophobe ni homophobe, ni d’ailleurs antisémite, ce qui est évidemment faux. Dans cette forme de « moral washing »,
l’éditeur néerlandais « réinvente » un Dante présentable. Mais, là où Staline agissait par pure perversité, il semble que ce soient la paresse et la légèreté qui ont prévalu chez Blossom Books. L’équipe éditoriale aurait pu en effet accompagner les passages jugés offensants de notices explicatives – trop compliqué, sans doute. L’éditeur a préféré éluder plutôt qu’expliquer. Exit, donc, le contexte historico-religieux dans lequel Dante baignait il y a sept siècles, dans une Italie déchirée entre la papauté et le Saint-Empire romain germanique, entre guelfes et gibelins, entre nobles et Popolo, etc. On fait comme s’il avait écrit hier, et sur la planète Mars. Dommage. Sans une connaissance minimale du contexte, il paraît bien difficile, voire impossible, à un lecteur lambda de prendre du recul.
Autre avantage de la formule d’effacement pur et simple : elle évite tout débat contradictoire concernant la place de Dante dans l’histoire littéraire italienne, européenne ou mondiale d’aujourd’hui. En gommant toute aspérité, en retirant toute humanité à l’auteur, on s’évite toute discussion : on le fige, on l’« icônise » comme on tenta naguère d’icôniser Staline, Mao, Picasso ou la Vierge Marie. Le résultat désastreux de ce processus de réification est que Dante devient un « intouchable ». Le poète de chair et de sang est transformé en une momie figée pour l’éternité – ce qu’en matière littéraire les critiques universitaires, les auteurs de dictionnaires et autres « généreux donateurs » de prix nomment un « classique ». Tels Sartre, Camus ou encore Voltaire – Voltaire, dont presque plus personne n’ose se souvenir qu’il écrivait dans son Traité de métaphysique (1734), au nom de la « raison des Lumières » : « Il me semble que je suis assez bien fondé à croire […] que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme. » Racialiste, Voltaire ? Islamophobe, Dante ? Arrière ! On ne touche plus aux sacro-saints « classiques » !
EXIT, LE CONTEXTE HISTORICO-RELIGIEUX DANS LEQUEL DANTE BAIGNAIT IL Y A SEPT SIÈCLES. ON FAIT COMME S’IL AVAIT ÉCRIT HIER, ET SUR LA PLANÈTE MARS
On retrouve la même forme de censure absurde lorsque l’Académie Nobel porte plainte devant la cour de Stockholm pour faire interdire l’usage par un groupe néonazi de poèmes suédois réputés classiques2. Il s’agit, ici aussi, de reconstruire le passé en « neutralisant » les gloires littéraires nationales Esaias Tegnér (1782-1846), Viktor Rydberg (1828-1895) et Verner von Heidenstam (1859-1940), ainsi que des textes datant de l’époque viking. Or, qu’on le veuille ou non, ces auteurs font bel et bien partie de la vague romantique et nationaliste née sur les décombres de l’Empire napoléonien qui a métamorphosé l’Europe en suscitant la création d’États-nations définis par l’identité de leurs « peuples », et dont se réclame naturellement l’extrême droite au nom d’un culturalisme ou d’un ethnicisme, pour ne pas dire d’un racialisme, fondateurs. Tegnér fut en son temps qualifié d’« Ossian de la Scandinavie ». Figure centrale du romantisme suédois, proallemand, farouchement antisocialiste, Rydberg fut un ennemi acharné du christianisme et un grand thuriféraire des mythologies germanique et nordique. Pareillement antisocialiste et nationaliste, von Heidenstam composa une série de poèmes intitulée « Un peuple » et ambitionna de transformer les vers suivants en hymne national : « Suède, Suède, Suède mère patrie/Lieu de nos désirs/Notre foyer sur Terre. »Pour le jury Nobel, ces auteurs sont des « classiques » à la légitimité irréfragable. Discuter cette légitimité reviendrait, au fond, à soumettre à la question non seulement les fondements idéologiques de l’État-nation suédois, mais également la capacité surplombante de l’Académie Nobel à juger et à hiérarchiser la littérature mondiale – capacité mise à mal, comme par hasard, par les scandales dont elle a fait récemment l’objet. Mais qui sommes-nous pour juger de la légitimité du comité Nobel ? Ne risque-t-on pas, pour reprendre l’expression de Myrthe Spiteri, d’être « inutilement offensant » à l’égard d’une institution si prestigieuse ?
1. Le texte de L’Enfer est consultable gratuitement à cette adresse: https://www.ebooksgratuits.com/pdf/dante_alighieri_divine_comedie_enfer.pdf
2. La cour qui a jugé l’affaire en avril dernier a finalement rejeté cette demande, ayant estimé que « l’interprétation large portée par l’Académie pourrait avoir des conséquences sur la liberté d’expression et de la presse ».