L’UTOPIE PÉCUNIAIRE
Dans son Mythe du déficit, l’économiste américaine soutient que, dans les États qui créent leur monnaie, les impôts ne servent pas à payer leurs dépenses mais à éviter l’inflation après coup, pour « mettre l’économie au service de tous ». Séduisant, mais pas sans danger.
Un soutien direct aux consommateurs de 1 900 milliards de dollars (l’équivalent du PIB italien de 2020), un programme de rénovation sur dix ans des infrastructures routières, aéroportuaires et sanitaires du pays pour un montant encore supérieur, plus 1 000 milliards pour la santé : à propos du plan de relance pharaonique de Joe Biden, on parle, outre-Atlantique, de « révolution économique » et l’on évoque la figure de Roosevelt, l’artisan du New Deal. Finie, la crainte de creuser une dette publique « non soutenable » : il faut privilégier le bien-être des Américains et, surtout, de cette classe moyenne que la globalisation avait conduite au désespoir… et à Trump.
Bien que Biden ait prévu une hausse des taxes sur les sociétés pour financer en partie son plan, il s’inspire d’une doctrine adoptée par la gauche du Parti démocrate : la « Théorie monétaire moderne » (TMM), que Stephanie Kelton, ex-conseillère économique de Bernie Sanders, développe dans un best-seller très informé mais un peu simpliste, Le Mythe du déficit. Le titre dit tout : pour Kelton, les déficits budgétaires ne sont pas répréhensibles en tant que tels. La gestion d’un État n’a rien à voir avec celle d’une famille, qui doit impérativement équilibrer ses dépenses par ses revenus. Les États qui émettent leur propre devise ne sauraient, eux, connaître de faillite. Cela les autorise à dépenser autant qu’ils le jugent nécessaire – si ce n’est qu’ils doivent prendre garde à ce que cet afflux d’argent ne crée pas d’inflation a posteriori.
Dans cette conception à rebours de la vision usuelle des choses, l’État ne lève plus des impôts et/ou des emprunts pour les affecter ensuite à des dépenses ; il dépense d’abord, puis ajuste, via l’impôt, le volume des liquidités ainsi injectées dans l’économie afin d’empêcher qu’elles la poussent au-delà de ses capacités productives et qu’il en résulte une hausse généralisée des prix. Ce keynésianisme radical permet de mettre l’économie au service de la nation tout entière, pour réduire le chômage, augmenter les salaires, accroître les protections sociales, organiser la transition énergétique…
UNE PLATEFORME POUR LES PARTIS DE GAUCHE
Mais il a ses limites. Kelton ne dit mot des réactions des entreprises face à une politique propre à diminuer leurs profits, qui en outre s’accorde à des temps de taux d’intérêt bas décrétés par les banques centrales et dont rien n’assure qu’ils durent. Par ailleurs, cette politique bénéficie de ce que Jacques Rueff avait appelé le « privilège exorbitant du dollar », qui demeure la monnaie de réserve mondiale la plus demandée. Or le yuan et l’euro y prétendent aussi. Enfin, Kelton fait l’impasse sur la hausse du prix des actifs, boursiers et immobiliers, que cette politique engendre mécaniquement, avec le risque de bulles spéculatives qui, lorsqu’elles éclatent, peuvent mettre à genoux des pays pendant des décennies, comme le Japon depuis 1992.
La TMM n’est toutefois pas ce pur « déjeuner gratuit », assis sur la planche à billets, que dénoncent ses détracteurs. Aux ÉtatsUnis, elle consacre un retour en force de l’État après quarante ans d’un libéralisme débridé. Parce qu’elle ne s’applique qu’aux pays monétairement souverains, elle peut pousser l’Europe vers plus d’intégration, seul remède à son anémie actuelle et à sa mort programmée. Elle fournit aussi une plateforme toute trouvée aux partis de gauche, afin d’éviter, dans un an, le duel annoncé Macron-Le Pen en France. Bref, sans être une panacée, cette théorie, maîtrisée, peut aider à briser certaines situations bloquées.