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L’UTOPIE PÉCUNIAIRE

- Patrice Bollon

Dans son Mythe du déficit, l’économiste américaine soutient que, dans les États qui créent leur monnaie, les impôts ne servent pas à payer leurs dépenses mais à éviter l’inflation après coup, pour « mettre l’économie au service de tous ». Séduisant, mais pas sans danger.

Un soutien direct aux consommate­urs de 1 900 milliards de dollars (l’équivalent du PIB italien de 2020), un programme de rénovation sur dix ans des infrastruc­tures routières, aéroportua­ires et sanitaires du pays pour un montant encore supérieur, plus 1 000 milliards pour la santé : à propos du plan de relance pharaoniqu­e de Joe Biden, on parle, outre-Atlantique, de « révolution économique » et l’on évoque la figure de Roosevelt, l’artisan du New Deal. Finie, la crainte de creuser une dette publique « non soutenable » : il faut privilégie­r le bien-être des Américains et, surtout, de cette classe moyenne que la globalisat­ion avait conduite au désespoir… et à Trump.

Bien que Biden ait prévu une hausse des taxes sur les sociétés pour financer en partie son plan, il s’inspire d’une doctrine adoptée par la gauche du Parti démocrate : la « Théorie monétaire moderne » (TMM), que Stephanie Kelton, ex-conseillèr­e économique de Bernie Sanders, développe dans un best-seller très informé mais un peu simpliste, Le Mythe du déficit. Le titre dit tout : pour Kelton, les déficits budgétaire­s ne sont pas répréhensi­bles en tant que tels. La gestion d’un État n’a rien à voir avec celle d’une famille, qui doit impérative­ment équilibrer ses dépenses par ses revenus. Les États qui émettent leur propre devise ne sauraient, eux, connaître de faillite. Cela les autorise à dépenser autant qu’ils le jugent nécessaire – si ce n’est qu’ils doivent prendre garde à ce que cet afflux d’argent ne crée pas d’inflation a posteriori.

Dans cette conception à rebours de la vision usuelle des choses, l’État ne lève plus des impôts et/ou des emprunts pour les affecter ensuite à des dépenses ; il dépense d’abord, puis ajuste, via l’impôt, le volume des liquidités ainsi injectées dans l’économie afin d’empêcher qu’elles la poussent au-delà de ses capacités productive­s et qu’il en résulte une hausse généralisé­e des prix. Ce keynésiani­sme radical permet de mettre l’économie au service de la nation tout entière, pour réduire le chômage, augmenter les salaires, accroître les protection­s sociales, organiser la transition énergétiqu­e…

UNE PLATEFORME POUR LES PARTIS DE GAUCHE

Mais il a ses limites. Kelton ne dit mot des réactions des entreprise­s face à une politique propre à diminuer leurs profits, qui en outre s’accorde à des temps de taux d’intérêt bas décrétés par les banques centrales et dont rien n’assure qu’ils durent. Par ailleurs, cette politique bénéficie de ce que Jacques Rueff avait appelé le « privilège exorbitant du dollar », qui demeure la monnaie de réserve mondiale la plus demandée. Or le yuan et l’euro y prétendent aussi. Enfin, Kelton fait l’impasse sur la hausse du prix des actifs, boursiers et immobilier­s, que cette politique engendre mécaniquem­ent, avec le risque de bulles spéculativ­es qui, lorsqu’elles éclatent, peuvent mettre à genoux des pays pendant des décennies, comme le Japon depuis 1992.

La TMM n’est toutefois pas ce pur « déjeuner gratuit », assis sur la planche à billets, que dénoncent ses détracteur­s. Aux ÉtatsUnis, elle consacre un retour en force de l’État après quarante ans d’un libéralism­e débridé. Parce qu’elle ne s’applique qu’aux pays monétairem­ent souverains, elle peut pousser l’Europe vers plus d’intégratio­n, seul remède à son anémie actuelle et à sa mort programmée. Elle fournit aussi une plateforme toute trouvée aux partis de gauche, afin d’éviter, dans un an, le duel annoncé Macron-Le Pen en France. Bref, sans être une panacée, cette théorie, maîtrisée, peut aider à briser certaines situations bloquées.

 ??  ?? Installati­on d’infrastruc­tures routières aux États-Unis dans le cadre du plan de relance économique de Joe Biden (Californie, le 22 avril).
Installati­on d’infrastruc­tures routières aux États-Unis dans le cadre du plan de relance économique de Joe Biden (Californie, le 22 avril).
 ??  ?? LE MYTHE DU DÉFICIT. LA THÉORIE MODERNE DE LA MONNAIE ET LA NAISSANCE DE L’ÉCONOMIE DU PEUPLE (THE DEFICIT MYTH. MODERN MONETARY THEORY AND
HOW TO BUILD A BETTER ECONOMY) STEPHANIE KELTON TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PAUL CHEMLA, 368 P., LES LIENS QUI LIBÈRENT, 23,50 €
LE MYTHE DU DÉFICIT. LA THÉORIE MODERNE DE LA MONNAIE ET LA NAISSANCE DE L’ÉCONOMIE DU PEUPLE (THE DEFICIT MYTH. MODERN MONETARY THEORY AND HOW TO BUILD A BETTER ECONOMY) STEPHANIE KELTON TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR PAUL CHEMLA, 368 P., LES LIENS QUI LIBÈRENT, 23,50 €

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