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FLAUBERT, L’ERMITE DE CROISSET

Capable de s’échiner seize heures d’affilée sur ses ouvrages en cours, le père de Madame Bovary passa une large partie de sa vie dans son bureau surplomban­t la Seine.

- R. K.

N «ous voilà dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, qui a vu tant de labeur et d’où sont sortis Madame Bovary et Salammbô. Deux fenêtres donnent sur la Seine et laissent voir l’eau et les bateaux qui passent : trois fenêtres s’ouvrent sur le jardin, où une superbe charmille semble étayer la colline qui monte derrière la maison. […] Entre les deux fenêtres donnant sur la Seine se lève, sur une gaine carrée peinte en bronze, le buste en marbre blanc de sa soeur morte, par Pradier […]. Au milieu de la pièce, auprès d’une table portant une cassette de l’Inde à dessins coloriés, sur laquelle une idole dorée, est la table de travail, une grande table ronde à tapis vert, où l’écrivain prend l’encre à un encrier qui est un crapaud. » Telle est la descriptio­n que les frères Goncourt rapportent de leur visite à Croisset, en octobre 1863. Les hôtes y étaient bien moins nombreux que ceux de son amie George Sand à Nohant, encore qu’en partie ce furent les mêmes : Maxime Du Camp, Louis Bouilhet, Tourguenie­v, Maupassant, Zola, Léon Daudet. Et, bien entendu, George Sand elle-même.

MAISON DE MAÎTRE

À l’exception des grands voyages en Orient, en Italie, en Grèce et en Afrique du Nord, et de quelques semaines passées à Paris chaque année, Flaubert, depuis 1844, vivait entièremen­t à Croisset, propriété que son père avait achetée cette année-là pour en remplacer une autre, à Déville, qui avait dû faire place au chemin de fer reliant Rouen au Havre. Du domaine alors composé d’une maison de maître, d’un parc et d’un pavillon, seul ce dernier subsiste aujourd’hui.

L’année 1844 aura été le grand tournant de la vie de Flaubert. En janvier, sur la route de Pont-l’Évêque, il subit la première attaque d’un mal qui persistera jusqu’à sa mort, en 1880, et que les uns interprète­nt comme une forme d’épilepsie et d’autres – dont Sartre – comme une névrose hystérico-neurasthén­ique. La maladie lui fournit enfin une raison suffisante pour abandonner les études de droit que voulait lui imposer son père. Ce dernier mourra d’ailleurs deux ans plus tard, laissant l’écrivain seul avec sa mère et sa soeur Caroline, qui disparaîtr­a à son tour, en 1846, après avoir donné naissance à une fille. Quant à sa mère, elle mourra en 1872, laissant le fils désemparé.

GONCOURT ET SAND AU CHEVET DU « VIEUX TROUBADOUR »

À Philippe Leparfait, le 12 janvier 1873 : « Je ne désire qu’une chose, à savoir : crever. L’énergie me manque pour me casser la gueule. Voilà le secret de mon existence. Je suis indigné de tout que j’en ai parfois des battements de coeur à étouffer. »

Seule le soutient, avoue-t-il à Edmond de Goncourt, « l’indignatio­n » – « c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout ».

C’est en vain que George Sand sermonne son « vieux troubadour » : « Que feronsnous ? Toi, à coup sûr, tu vas faire de la désolation et moi de la consolatio­n. Je ne sais à quoi tiennent nos destinées ; tu les regardes passer, tu les critiques, tu t’abstiens littéraire­ment de les apprécier, tu te bornes à les peindre en cachant ton sentiment personnel avec grand soin, par système. Pourtant on le voit bien à travers ton récit, et tu rends plus tristes les gens qui te lisent. Moi, je voudrais les rendre moins malheureux. »

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Cabinet de Flaubert à Croisset, par Georges-Antoine Rochegross­e (aquarelle, 1874).

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