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« LE BAR, C’EST MA SEULE FENÊTRE SUR LE RESTE DU MONDE »

Philippe Jaenada, Prix Femina 2017, intègre dans ses journées d’écriture deux passages quotidiens par son bar préféré, le Bistrot Lafayette, dans le 10e arrondisse­ment de Paris. Selon lui, on y trouve de tout… même des sujets de roman !

- Propos recueillis par Hubert Artus

L’établissem­ent que vous fréquentez est-il pour vous un lieu de travail ou d’inspiratio­n ?

Philippe Jaenada. On ne peut pas dire que ce soit un lieu d’inspiratio­n, puisque je travaille sur de vieilles affaires, au fond desquelles se trouve tout ce qui m’inspire. Je n’ai pas besoin d’observer des choses du quotidien, même si je me sers parfois de ce que je vois, y compris dans les bars. Pour écrire, je suis enfermé chez moi du matin au soir et du soir au matin. Ça me va très bien, je suis très casanier. Le bar, c’est ma seule fenêtre, mon seul point de vue sur le reste du monde, sur l’humanité. En temps normal, c’est-à-dire avant le Covid, je sors deux heures par jour. Pas pour me balader, faire des courses ou autre, non. Je vais au bar en bas de chez moi, le Bistrot Lafayette. Toujours aux mêmes heures – je suis routinier, j’ai besoin d’horaires fixes. J’y passe une heure l’après-midi, de 17 heures à 18 heures, ensuite je reviens chez moi bosser deux heures, puis je ressors de 20 heures à 21 heures. Certains ont des horaires de bureau, moi, j’ai des horaires de bar. Le mien a l’avantage, de moins en moins courant à Paris, d’être l’un de ces endroits où l’on trouve vraiment toutes sortes de gens : des personnes de 18 à 80 ans, des avocats (le Conseil de prud’hommes est juste à côté), des policiers (un commissari­at pas loin), des dealers, des chômeurs, des plombiers… Ça me plonge dans une sorte de société en maquette. Ça me permet de parler d’autre chose que de mes livres. Je pratique ce bar depuis une quinzaine d’années.

Vous parle-t-on souvent de vos livres au comptoir du Bistrot Lafayette ?

P.J. J’y connais tout le monde, forcément, donc on me demande sans arrêt où j’en suis dans mon écriture, si j’ai un nouveau sujet, si j’ai fini mon livre… Je réponds, mais pas trop, car sinon je perdrais mes deux seules heures d’insoucianc­e de la journée ! Ça me permet néanmoins de clarifier ce que je suis en train de faire, les directions que je prends.

Y avez-vous eu tout de même des déclics pour vos histoires ? Des surprises ?

P.J. Mieux que ça : le sujet de mes deux derniers livres m’est venu au Bistrot Lafayette ! Pour La Petite Femelle [2015], ça s’est passé ainsi : je venais de terminer mon livre précédent, Sulak, quand quelqu’un m’a demandé au comptoir ce que j’allais écrire ensuite. J’ai répondu que j’allais peut-être raconter de nouveau la vie de quelqu’un, pourquoi pas une femme, et aussi que j’avais envie de rester dans le fait divers. Une cliente était à côté, qui écoutait. Le lendemain, elle est arrivée avec un gros livre sur les femmes criminelle­s au xxe siècle, qui contenait quinze ou vingt portraits. C’est dans ce livre que j’ai trouvé Pauline Dubuisson, pour écrire ensuite La Petite Femelle. Pour La Serpe

[2017], tout est parti d’un type, le petit-fils d’Henri Girard, alias Georges Arnaud [le

sujet de ce livre de Philippe Jaenada], qui habitait le quartier et qui me parlait sans arrêt de son grand-père. L’idée du livre est venue de lui. Vous n’écrivez pas au bistrot ?

P.J. Je ne pourrais pas. Comme beaucoup d’auteurs, j’ai des repères, des manies, j’écris toujours dans la même pièce. En revanche, quand je vais au bar, je note dans un carnet les idées qui me viennent, les plans du chapitre à venir… En fait, je prépare ce que je vais écrire le soir même ou le lendemain. Je discute aussi, bien sûr, mais il m’arrive d’être seul au comptoir ! Cela dit, plus j’avance en âge, moins j’ai envie de parler aux gens. Même dans un bar.

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