Lire

« LA PLUPART DES OULIPIENS MASQUENT LES CONTRAINTE­S »

- Propos recueillis par Hubert Artus

L’année 2020 aura été fructueuse pour cet écrivain jusqu’alors discret : proclamé prix Goncourt en novembre, L’Anomalie approche désormais le million d’exemplaire­s vendus. L’actuel président de l’Oulipo nous raconte les us et coutumes du mouvement, et détaille aussi la façon dont lui-même se plie à ses règles et à ses jeux. Comment êtes-vous devenu membre de l’Oulipo ?

Hervé Le Tellier. On ne demande jamais à entrer l’Oulipo : on y entre par cooptation, car une grande partie de notre travail est déjà marquée par le travail de l’Oulipo. On est contacté par un autre membre, qui vous demande si vous acceptez de le devenir. Libre à chacun de répondre oui ou non. L’Oulipo fonctionna­nt à l’unanimité, on est donc coopté à l’unanimité. Et, un jour, on vous appelle pour vous en informer. Pour moi, c’est arrivé en 1992. Journalist­e, notamment critique culinaire pour L’Événement du

jeudi, je rendais des articles qui respectaie­nt au cordeau le nombre de signes demandés (très exactement 2 000 chaque semaine). Et, dans mes nouvelles, j’aimais transforme­r une robe rouge en une robe rose, par exemple, parce qu’il y avait une lettre en trop si elle restait rouge. C’était mon truc. De même, les exercices de style me passionnai­ent depuis l’adolescenc­e. J’étais oulipien sans le savoir ! Ma cooptation m’a légitimé dans ma démarche, et poussé à travailler encore plus dans cette direction. On fait des choses qu’on n’oserait pas faire sinon, qui peuvent paraître un peu cinglées, mais pour lesquelles on a une sorte d’imprimatur. C’est une confrérie de camaraderi­e, où l’on va rencontrer des gens qui vont nous apporter. Pour ma part, je citerais Jacques Bens, dont j’ai beaucoup aimé le travail, ou François Caradec, pour parler de ceux qui ont disparu. D’une certaine manière, on avait aussi cette camaraderi­e dans l’émission Des Papous

dans la tête, même si c’était différent, car on y allait un peu moins souvent. D’ailleurs, je suis d’abord entré aux Papous, grâce à Paul Fournel, et j’ai ensuite été coopté à l’Oulipo, là encore grâce à Paul Fournel – à qui je dois décidément beaucoup.

« L’OULIPO EST UNE CONFRÉRIE DE CAMARADERI­E OÙ L’ON RENCONTRE DES GENS QUI VONT NOUS APPORTER »

Qu’est-ce que l’Oulipo provoque en termes de défis, de jeux, de découverte­s ?

H.L.T. Il est une chose que l’on découvre assez vite à l’Oulipo, c’est qu’il ne faut pas avoir peur de faire pareil. Un exemple :

Le Voyage d’hiver de Georges Perec, une petite nouvelle où il invente Hugo Vernier, un poète qui aurait rapidement été pillé par ses successeur­s au xixe siècle. Ce texte a ensuite servi de base à plusieurs autres, écrits par d’autres oulipiens. Comme Roubaud avec Le Voyage d’hier, qui prétend que le « Mal » des Fleurs du Mal symbolisai­t le fait que Baudelaire avait pillé Vernier. Dix ans après, j’ai écrit Le Voyage d’Hitler, avec l’idée que les romantique­s allemands avaient eux aussi tout pompé chez Vernier. Plusieurs d’entre nous ont poursuivi, avec des nouvelles dont le titre était une homophonie du titre de Perec. Et ça a donné lieu à un roman collectif de l’Oulipo, Le Voyage

d’hiver & ses suites, publié au Seuil en 2013. C’est donc l’idée que l’on peut se copier sans plagier. C’est la structure qui est copiée.

Roman après roman, comment appliquez-vous les « contrainte­s » de l’oulipisme ?

H.L.T. Dans mon premier roman, Le Voleur

de nostalgie [1992], j’ai pris un oulipisme simple. Il est construit sur un jeu militaire, mais j’ai beaucoup cassé la structure à mesure que j’avançais. Dans Assez parlé

d’amour [2009], la structure, que j’avais en tête dès le départ, était fondée sur un jeu de dominos. Je voulais que mes chapitres reprennent l’idée de deux chiffres, avec deux personnage­s qui dialoguera­ient et se recroisera­ient en fonction du chiffre que je leur avais attribué. Or il existe sept dominos doubles (du double-zéro au double-six), ce qui m’amenait à travailler le thème du double. Mais, dans un jeu de dominos, il y a vingt-huit dominos différents, et j’avais écrit beaucoup plus de chapitres que ça. J’ai donc dû inventer une règle de

jeu auquel mon livre devait obéir, ce qui a créé des chapitres qui n’auraient pas existé sans la structure. Il a donc fallu les « traiter », faire en sorte qu’il s’y passe quelque chose ! Et cela a provoqué une rencontre entre deux femmes qui, sinon, ne se seraient pas croisées. C’est donc la structure même qui m’a conduit à les faire se rencontrer, dans un magasin de vêtements.

Et pour vos autres ouvrages ?

H.L.T. La Chapelle Sextine [2004] est mon livre le plus structuré. C’est un roman circulaire avec vingt-six personnage­s (treize hommes et treize femmes). C’est un livre érotique qui raconte soixante-dix-huit rapports sexuels. J’ai pris la forme de la sextine (six strophes de six vers, avec un envoi de trois). J’ai utilisé toutes les caractéris­tiques du nombre 78 (deux fois 39, donc deux sextines). Une somme de choses imposées considérab­le ! Seuls deux de mes livres ne sont pas « sous contrainte » : Je m’attache

très facilement [2007] et Toutes les familles heureuses, un récit publié en 2017.

Qu’en est-il pour L’Anomalie ?

H.L.T. L’idée était d’avoir un certain nombre de genres littéraire­s différents à traiter (roman d’espionnage, roman d’amour, roman noir, etc.), mais sans que ce soit un hommage systématis­é et codifié : j’ai une unité de ton qui fait que l’ensemble reste un roman qui se lit du début à la fin. J’ai choisi un genre précis pour chaque personnage majeur. Dans les premiers chapitres, j’avais envie de présenter tout ce monde avec un fil, et de tresser les fils comme un scoubidou – j’utilise l’image du scoubidou, car il est fait de tresses de couleurs qui peuvent représente­r les différents genres littéraire­s du livre. Le schéma narratif est très présent dans la première partie, et ensuite je laisse aller au fil de la plume. Dans la troisième partie, je reprends le tout, dans des confrontat­ions où je retrouve tous les personnage­s. J’ai donc dû incarner fortement chaque protagonis­te, et ce, dès la première partie, afin qu’ils soient vraiment très présents dans la tête du lecteur, qui les retrouvera dans la dernière. J’ai beaucoup travaillé sur les situations, celles qui m’amèneraien­t à les faire se croiser. En outre, je voulais absolument traiter le thème du double, et j’ai opéré une démarche un peu à l’inverse de ce que je fais d’habitude : au lieu d’inventer mes personnage­s, je me suis d’abord intéressé à des situations, dans lesquelles le double est traité – il y a le sacrifice, l’assassinat, la collaborat­ion, l’indifféren­ce, l’affronteme­nt… Ça a produit huit situations très différente­s, qui m’ont permis de créer une diversité de personnage­s (par leur âge, leur sexualité, leurs origines sociales ou raciales…). J’ai doublé ces situations par des questions de lieux géographiq­ues, ce qui m’a amené à encore plus de diversité. C’est, au fond, ce que je voulais : écrire un roman planétaire qui raconte comment on se comportera­it si on croisait son double.

Ces codes oulipiens sont-ils solubles, selon vous, dans toutes les fictions, toutes les histoires ?

H.L.T. Bien sûr, il n’y a pas de problème. Dans L’Anomalie, toutes ces contrainte­s ne regardent que moi. Personne ne les voit ! Le livre a été lu sans problème par plein de gens. C’est le but : créer des romans qui puissent être lus sans que les ficelles soient visibles. La plupart des romanciers oulipiens travaillen­t en masquant les contrainte­s. Et, de temps en temps, parce qu’elles constituen­t la matière même du roman, ils les rendent lisibles, car c’est une façon de proposer un jeu au lecteur.

 ??  ??
 ??  ?? L’ANOMALIE HERVÉ LE TELLIER 336 P., GALLIMARD, 20 €
L’ANOMALIE HERVÉ LE TELLIER 336 P., GALLIMARD, 20 €

Newspapers in French

Newspapers from France