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Franck Thilliez

L’un des écrivains les plus lus dans l’Hexagone vient de publier 1991. Rencontre dans les Hauts-de-France, sa région de coeur, de sang, de famille, avec un homme curieux de tout, qui nous parle d’écriture, de requins et de magie.

- FRANCK THILLIEZ

Aujourd’hui, vendredi 23 avril, c’est RTT : Franck Thilliez ne travaille pas, il répond aux questions de Lire Magazine littéraire. Il doit aussi dédicacer quelques exemplaire­s de son nouveau roman à son fidèle public, qui a commandé 1991 aux libraires avant même sa parution. « Quelques » est d’ailleurs un vague euphémisme : en général, ça se compte par centaines. Voire plus – 1991 est tiré à 170 000 copies.

Ce week-end, Franck Thilliez va porter des cartons. Un déménageme­nt se profile pour l’été. L’auteur d’Il était deux fois quitte Mazingarbe, à une vingtaine de kilomètres d’Arras, pour la campagne avoisinant­e. Mais toujours dans les Hauts-de-France, sa région de coeur, de sang, de famille. S’il est né en 1973 à Annecy, dans une caravane, c’est la faute de son père, câbleur en téléphonie et travailleu­r itinérant. Sinon, l’homme reste fidèle aux terrils, aux goûts et aux couleurs d’un pays hors de l’écume parisienne, également au polar, au suspense, et à Sharko, son flic, héros de 1991.

LE SUCCÈS EN TOUTE MODESTIE

Mais que l’on ne s’inquiète pas : dès lundi, il se remettra à sa table de travail. Comme tous les jours ouvrés. De 8 heures à 18 heures. Réglé à la minute. Son prochain nouveau roman, qui paraîtra au printemps 2022, avance bien. Et, comme tous les lundis, il relira ce qu’il a écrit depuis le premier chapitre. Corriger les fautes, serrer les vis, chasser les intrus. Il recommence­ra le lundi suivant. Jusqu’au mot « fin ». Le manuscrit sera alors terminé, plus besoin de relire. Il le remettra à son éditeur en octobre. Puis cherchera un nouveau sujet pendant deux ou trois mois. Qu’il trouvera forcément. Il trouve toujours. Même si cette période-là l’angoisse un peu. Peur de manquer d’imaginatio­n. Ça n’arrive jamais. En janvier, il commencera un nouveau (nouveau) roman qui paraîtra au printemps 2023. Et ainsi de suite.

Le succès pourrait le pousser à souffler un peu, à aller voir ailleurs, à compter les fleurs, à faire la sieste, à transforme­r ses RTT en longues vacances, et pourquoi pas à la retraite. C’est vrai, il est jeune, mais bon, il peut se le permettre. Mais non. « Je suis incapable de ne rien faire. Je me sens coupable. Écrire, c’est mon métier, et le travail est une valeur importante à mes yeux. Je viens d’une famille modeste. Mes grands-parents, comme beaucoup de gens ici, étaient liés aux corons. Le succès n’a pas changé grand-chose à ma façon de vivre. Mais j’imagine que dans une quinzaine d’années mon rythme se ralentira. Mes neurones aussi, d’ailleurs. J’ai fait des recherches sur l’obsolescen­ce du cerveau. »

Il est comme ça, Franck Thilliez, présenteme­nt assis dans le canapé de son salon, un café posé sur la table et des petits gâteaux sur le plateau : il s’intéresse à tout, s’informe, prend des notes, lit des revues scientifiq­ues, regarde des séries télé, décortique les récits, analyse les personnage­s, et ne désespère pas de trouver le graal : une intrigue qui se révèle à la toute dernière phrase et qui retourne comme une crêpe tout ce qui a été lu (et écrit) depuis le début. Son prochain roman, dont les héros sont des hypersensi­bles, obligés de vivre en forêt hors de l’influence des ondes magnétique­s, prend ce chemin-là. Mais il va falloir tenir jusqu’au bout… Ce n’est pas gagné.

CRÉATEUR D’ÉMOTIONS AVANT TOUT

Franck Thilliez est aussi souriant, modeste, attentif aux questions, soucieux de bien y répondre, ami avec les mots, lui qui se dit peu à l’aise avec le grand monde. Il se

« ÉCRIRE, C’EST MON MÉTIER, ET LE TRAVAIL EST UNE VALEUR IMPORTANTE À MES YEUX »

fait prendre en photo ici ou là, acquiesce à toutes les demandes de notre photograph­e, dans la rue, au premier étage, au fond du jardin, de face, de profil…

On serait bien restés à dîner, mais il y a un train à prendre. Franck Thilliez est venu nous chercher à la gare et nous y raccompagn­e. On en connaît qui feraient la gueule. Pas lui. Il semble que la route qu’il mène lui apporte tant de satisfacti­ons, peu d’amertume et encore moins de frustratio­n, qu’il se passe sans problème des ors de la République des lettres. C’est réciproque, et très bien ainsi. « Moi, ce qui m’importe, c’est trouver la meilleure histoire pour procurer aux lecteurs toutes les émotions possibles. Avec une préférence pour la peur. » Cela dit sans sadisme ni malice. Mais avec le sourire.

Il faut maintenant revenir en arrière. Ça tombe bien : 1991 regarde aussi dans le rétro, au moment où Sharko sort de l’école de police, prend son premier poste au 36 quai des Orfèvres et enquête sur des disparitio­ns de femmes. Le Minitel est l’archétype de la révolution technologi­que et le téléphone tient à un fil pour quelques années encore. À cette époque, Franck Thilliez a 18 ans et se destine à une carrière d’ingénieur en informatiq­ue. Mais il vient de passer son adolescenc­e à bouffer de la pellicule et de l’hémoglobin­e, à regarder les films de Dario Argento, David Cronenberg ou John Carpenter, à lire Stephen King ou Richard Matheson, à flipper grave, à faire des cauchemars et… à aimer ça. L’analyse est simple : « Mon adolescenc­e a été tranquille, banale, et j’imagine avoir eu envie de transgress­ion. Je suis timide et ce que je ne faisais pas dans la vie, je l’expériment­ais à travers la fiction. J’étais fasciné par la manière dont les cinéastes et les écrivains parviennen­t à faire naître des émotions extrêmes. Le soir, je repensais aux histoires que j’avais lues, je refaisais les scénarios, j’inventais d’autres intrigues. J’ai mis tout ça de côté pendant mes études et quand je travaillai­s comme ingénieur, et puis c’est revenu… J’ai réalisé que, pour me débarrasse­r de cette obsession, il fallait que j’écrive. »

LE P’TIT « REQUINQUIN » QUI NE LÂCHE RIEN

Résultat : Conscience animale. Publié sur Internet en 2002. Passé à l’as. Les quelques exemplaire­s en papier se vendent aujourd’hui sur la Toile à 300 ou 400 euros. Quasiment un objet de collection. « Ce roman est une sorte de série Z d’horreur. Plutôt facile à écrire. J’ai pris un plaisir fou. Le plus pénible, c’était de me mettre à bosser après une journée de travail et 200 kilomètres de trajet aller-retour. » Suit Train d’enfer pour Ange rouge (ça, c’est du titre), le premier roman avec Sharko, son héros récurrent – dont le nom vient de « shark », « requin » en français. Son prénom, c’est Franck, et le gars ne lâche pas sa proie. Il faut peut-être y voir une allusion, un fantasme de l’écrivain, une envie inconscien­te.

Franck le romancier botte en touche et s’amuse en évoquant Les Dents de la mer de Steven Spielberg, qui l’a traumatisé. Un peu facile. On supposera donc que, s’il n’est vraiment pas question d’imaginer un Franck Thilliez aux dents longues, il est plus facile de l’envisager têtu, obsédé, acharné. Qui ne lâche rien non plus. Sa carrière en témoigne : il n’a abandonné son métier d’ingénieur qu’après plusieurs romans à succès, il s’astreint à une discipline quotidienn­e, s’oblige à ne jamais écrire moins de 400 pages, s’est accroché au bastingage du roman populaire quand la critique chic et parisienne le regardait avec condescend­ance, lui et ses potes, Bernard Minier, Guillaume Musso ou Michel Bussi. Le « p’tit quinquin » est un gamin du Nord, héros d’une chanson et hymne officieux de Lille, voilà Franck Thilliez : le p’tit « requinquin ».

Son troisième roman, La Chambre des morts est un carton : Prix des lecteurs Quais du Polar en 2006 et adaptation au cinéma avec Mélanie Laurent dans le rôle de Lucie

Hennebelle, son héroïne récurrente qui fera équipe avec Sharko dans Le Syndrome E. Tout se tient, tout se recoupe. Le « syndrome E » désignerai­t « la possibilit­é de contaminat­ion mentale par stimulatio­n cérébrale ». Difficile de contredire un auteur qui se plaît à traquer les déviances scientifiq­ues, les névroses ombreuses, les pathologie­s bizarres qui font le terreau de ses romans. « Je saisis une info, qui peut faire trois lignes dans une revue, et je pousse le bouchon jusqu’au drame, jusqu’à l’horreur. Mais qui peut inventer l’histoire de Dupont de Ligonnès ou de Jean-Claude Romand ? »

La fiction a encore du boulot pour s’aligner sur la réalité. Et Franck Thilliez le sait suffisamme­nt pour s’ingénier à inventer des histoires dans lesquelles la littératur­e joue un rôle ; c’est encore le cas dans 1991. « J’aime le livre comme objet-miroir. C’est une mise en abyme, un jeu avec les lecteurs. C’est pour eux que j’écris. Uniquement pour eux. » Le « syndrome E » pourrait être aussi une allusion au roman lipogramma­tique de Georges Perec, La Disparitio­n, écrit sans utiliser la lettre « e ». Franck Thilliez adore ces jeux littéraire­s inventés par les oulipiens et s’essaye parfois à l’exercice. Dans « Coma », une nouvelle publiée dans L’Express, il s’est amusé à écrire des passages sans « c », « o , « m » et « a ». « Je voulais écrire sans “e”, comme Perec, mais je n’ai pas réussi. Trop difficile. »

UN DERNIER TOUR DE PASSE-PASSE POUR LA ROUTE

L’auteur de La Chambre des morts connaît ses limites du moment – on ne serait tout de même pas étonné qu’un polar sans « e » voie le jour un jour – et reste admiratif du travail des autres. « J’ai essayé d’écrire un roman sans meurtre comme Et si c’était vrai… de Marc Levy. Impossible.

Un cadavre tombe au bout de dix pages. J’aimerais également réussir un bouquin qui ne se lâche pas mais où il n’y aurait pas de rebondisse­ments à tous les chapitres. Comme Seul le silence de R. J. Ellory. Là, je dis bravo. Un roman noir d’atmosphère comme De sang-froid, je ne sais pas non plus. Pas plus qu’un polar qui ne ferait que 200 pages. En fait, je n’essaie même pas : j’ai l’impression que les lecteurs me prendraien­t pour un fainéant. » Pas de souci, cher Franck. À chacun sa place, et les vaches littéraire­s seront bien gardées. On en connaît qui seraient heureux de vendre autant de livres que vous.

Voilà. Le train ne va pas attendre, il faut bientôt partir. Franck Thilliez sort alors un jeu de cartes et nous parle maintenant de levée double et de comptage Elmsley, ces trucs qui permettent de réussir des tours de cartes. Il est vrai qu’il est question de magie dans la dernière partie de 1991 : « Magiciens et romanciers font le même métier. Nous sommes des manipulate­urs. Je connais l’assassin, mais je ne révèle son nom qu’à la fin. Je montre la main droite aux lecteurs et je fais autre chose avec la main gauche. » Ainsi se définit l’univers du romancier : l’imaginaire, sur un air de magie…

« ADOLESCENT, CE QUE JE NE FAISAIS PAS DANS LA VIE, JE L’EXPÉRIMENT­AIS À TRAVERS LA FICTION »

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Enfant du Nord, Franck Thilliez reste fidèle aux couleurs d’un pays hors de l’écume parisienne.

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