L’Oulipo
« LA CONTRAINTE EST UN MOYEN ET UN PRINCIPE AUTANT QU’UN OBSTACLE, ELLE FAIT LEVIER POUR LA CRÉATION »
Le triomphe de L’Anomalie d’Hervé Le Tellier, président de l’Oulipo depuis 2019, a remis sur le devant de la scène le célèbre groupe porté par Queneau et Perec. Retour sur une aventure qui aura montré combien la production littéraire s’accommode à merveille des contraintes imposées.
Un client qui fréquentait les restaurants du Quartier latin au début des années 1960 pouvait se retrouver assis près d’une table où des messieurs tenaient des conversations fort étranges. L’un : « Je me suis livré à un certain nombre de travaux. D’abord, j’ai procédé à des intersections. J’ai pris la Saison en enfer, L’Albatros, L’Autre Alceste. » Un autre : « Ça donne Gabriel Marcel. » Un autre : « Ça ne donne rien du tout, et on va se coucher. » Le premier : « Je me suis attaqué aux lipogrammes avec les Voyelles de Rimbaud. Puis j’ai examiné la résistance à la potentialité avec la méthode S + 7. Albatros très résistant, Rimbaud limité. » Plus tard, ils récitent de drôles de poèmes : « Par les bois du djinn où s’entasse de la peur, parle et boit du gin ou cent tasses de bon vin. » Il arrive aussi que le ton monte et que l’on se dispute : « Je suis désolé, mais l’alexandrin polysémique doit être également monomorphique. Sinon, il s’agit simplement d’holorimes. » À ce stade, notre client s’interroge : ces gens sont-ils fous, savants, ou les deux ?
S’il leur posait la question, il s’entendrait répondre qu’il vient d’assister à une réunion de l’Oulipo – soit « Ouvroir de littérature potentielle ». Un monsieur nommé Queneau expliquerait : « Ce n’est pas un mouvement ou une école littéraire. Nous nous plaçons en deçà de la valeur esthétique, ce qui ne veut pas dire que nous en fassions fi. » Son voisin, François Le Lionnais, opinerait : « En effet, nous ne sommes pas une école littéraire. Nous n’avons pas, l’Oulipo n’a pas à écrire d’oeuvres. Des échantillons suffisent. » Queneau reprendrait : l’Oulipo veut « réintroduire dans l’écriture littéraire contemporaine la notion de contrainte qui en avait été un peu chassée par l’idéologie postromantique du spontanéisme, de l’aléatoire et du génie inné ». Un roman, un sonnet, une tragédie ont leurs règles, abonderait Le Lionnais : la division en chapitres, la règle des trois unités, la versification, etc. Pourquoi ne pas en inventer d’autres ? « L’humanité doit-elle se reposer et se contenter, sur des pensers nouveaux de faire des vers antiques ? Nous ne le croyons pas. Ce que certains écrivains ont introduit dans leur manière, avec talent (voire avec génie), mais les uns occasionnellement (forgeage de mots nouveaux), d’autres avec insistance mais dans une seule direction (lettrisme), l’Oulipo entend le faire systématiquement et scientifiquement. »
« UNE SORTE DE SOCIÉTÉ SECRÈTE »
Tout a commencé vingt ans plus tôt par la rencontre de Queneau et Le Lionnais, amoureux de mathématiques, de littérature et du jeu d’échecs. Le premier, écrivain, a publié plusieurs romans et travaille depuis 1938 chez Gallimard. Le second, chimiste et chef d’entreprise, est l’ami de Max Jacob et de Marcel Duchamp. Ils ont la même idée : transposer les méthodes mathématiques à d’autres disciplines, féconder l’écriture par la logique et les nombres. Queneau y songe depuis longtemps, lui qui déteste le culte romantique de la spontanéité. « Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête. » Dans Le Chiendent, son premier roman, en 1933, il expérimentait déjà l’écriture réglée : le livre comptait sept chapitres de treize paragraphes, les personnages apparaissant suivant un ordre précis.
Le romancier et le scientifique se fréquentent après la guerre et se retrouvent aux « déjeuners de Boulogne » où Le Lionnais rassemble artistes, érudits et savants. L’idée d’un atelier de création littéraire surgit plus tard, à Cerisy, lors d’un colloque sur Queneau où les membres du futur groupe sont présents : Jean Lescure, Jacques Bens, André Blavier, Jean Queval, Jacques Duchateau. « Une nuit, racontera Blavier, on n’arrivait pas à dormir, Jacques Bens et moi, on a eu l’idée de proposer une sorte de société secrète pour favoriser le genre de littérature que nous aimions. » L’idée fait son chemin et, le 24 novembre 1960, les pionniers de Cerisy, rejoints par Claude Berge et Albert-Marie Schmidt, se retrouvent au Vrai Gascon pour fonder le S.L.E.,
Séminaire de littérature expérimentale. Les archives du groupe conservent la mémoire de cet événement à travers une lettre rédigée le lendemain par Jacques Bens, secrétaire provisoire, qui interroge ses « éminents et chers collègues » sur leur vocation : « Mathématiciens ou écriverons, nous sommes en droit d’attendre de nos séances qu’elles contribuent à nous éclairer dans l’exercice de nos activités respectives. La question se pose donc brutalement dans les termes suivants : où voulons-nous aller ? »
DU COLLÈGE DE PATAPHYSIQUE À LA MÉTHODE « S + 7 »
L’Oulipo – ainsi renommé sur une suggestion de Schmidt – fait ses premiers pas sous la tutelle du Collège de Pataphysique, auquel appartient Queneau : il en devient une sous-commission, et ses premiers travaux sont publiés l’année suivante dans les dossiers du Collège, dont il récupère l’esprit potache. Peu à peu, l’Oulipo se structure : des statuts sont adoptés en 1962, des correspondants sont choisis à l’étranger, le nombre de membres est limité pour favoriser le travail commun. Ni école ni courant, l’Oulipo n’est pas un groupe à la façon de Tel Quel ou du nouveau roman, mais un équivalent de Bourbaki, ce cénacle de normaliens mathématiciens né dans les années 1930 – une analogie d’autant plus naturelle que l’Oulipo entend réunir poètes et logiciens.
Les années 1960 sont marquées par l’invention des premières contraintes, par les premières rencontres en public (notamment en Belgique, grâce à Blavier), et par la cooptation de nouveaux membres comme Jacques Roubaud, Georges Perec, Marcel Bénabou et Paul Fournel. Ce sang neuf donne un coup d’accélérateur aux activités du groupe. En 1973 paraît la première anthologie de leurs lipogrammes, palindromes et autres antirimes. Cinq ans plus tard, Perec triomphe avec La Vie mode d’emploi, dont le cahier de contraintes – le fameux bicarré latin orthogonal, qui règle la succession des chapitres – en fait un sommet de l’écriture oulipienne. Italo Calvino et Harry Mathews sont cooptés la même année ; le groupe surfe aussi sur la mode toute neuve des ateliers d’écriture, et sur l’intérêt des enseignants pour les contraintes, qui élargit son public. L’heure est également à l’informatique, explorée par Roubaud au sein de l’Atelier de
FÉCONDER L’ÉCRITURE PAR LA LOGIQUE ET LES NOMBRES
littérature assisté par la mathématique et les ordinateurs, ou Alamo.
Ce débordement d’activités témoigne de la fertilité des contraintes, qui ouvrent pour l’écriture un champ immense de possibilités. Chaque réunion du groupe donne lieu à un moment de réflexion sur une contrainte, l’invention de nouvelles contraintes ou l’usage inédit de contraintes anciennes. La plus célèbre, qui est aussi la plus ancienne, demeure aujourd’hui encore la méthode S + 7 de Jean Lescure, qui consiste à remplacer tous les substantifs d’un texte par le septième qui suit dans un dictionnaire quelconque. On peut remplacer aussi les adjectifs et les verbes, à condition, souligne Queneau, que leurs substituts « remplissent les mêmes fonctions syntaxiques et prosodiques ». Exemple : « La Cigale et la Fourmi » devient, au moyen d’un Larousse de 1952, « La Cimaise et la Fraction » : « La cimaise ayant chaponné tout l’éternueur, se tuba fort dépurative quand la bixacée fut verdie… » D’innombrables manipulations sont possibles, dont les anthologies de l’Oulipo sont remplies : la chimère (remplacer substantifs, adjectifs et verbes d’un texte par ceux d’autres textes), les permutations (chambouler dans un texte l’ordre des substantifs, ou des adjectifs), la littérature semi-définitionnelle (remplacer chaque mot par sa définition du dictionnaire, puis chaque mot de la définition par sa définition, et ainsi de suite)… « La contrainte, explique Hervé Le Tellier, entré à l’Oulipo en 1992 et président du groupe depuis 2019, est un moyen et un principe autant qu’un obstacle, elle fait levier pour la création.»
RIGUEUR ET FANTAISIE
Le rapport à la contrainte est cependant variable selon les oulipiens. Pour Jacques Roubaud, un texte sous contrainte doit non seulement annoncer la contrainte, mais se la donner pour sujet. « Cette question de l’exhibition des contraintes, observe Marcel Bénabou, s’est posée très tôt aux oulipiens. » D’autres s’autorisent à modifier légèrement les résultats de la contrainte si l’esthétique l’exige. « Il y a eu 41 membres dans l’histoire de l’Oulipo et il y a eu 41 manières d’être oulipien », résume Eduardo Berti, coopté en 2014. Cette diversité se retrouve dans tous les domaines. Certains oulipiens adhèrent à l’esprit de loufoquerie de la Pataphysique, d’autres, comme Jacques Jouet, disent n’avoir rien à voir avec elle. Certains tiennent avec rigueur au projet primitif de transposition des concepts mathématiques, d’autres cherchent davantage les plaisirs d’une fantaisie érudite. Certains s’épanouissent dans le travail collectif, d’autres non, tel Luc Étienne, qui confes