. L’événement : S. Craig Zahler
À la fois cinéaste, dialoguiste, romancier et leader d’un groupe de heavy metal, l’Américain s’est fait un nom auprès des amoureux d’histoires saignantes et incorrectes. À l’image de son dernier bijou noir, Dédale mortel, ou les mésaventures d’un souteneur dépassé par ses propres manigances…
Baudelaire écrivait : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté/Luxe, calme et volupté ». S’il est du genre « fleur du mal », S. Craig Zahler n’a toutefois rien d’un dandy contemplatif. Cet esthète de la violence relèverait même du « garçon boucher » – au sens musical, puisque ce bon gars de Floride (désormais new-yorkais) joue dans un groupe de heavy metal, Realmbuilder, où il officie en tant que batteur et parolier. Un homme de lettres, donc, qui rejoint la liste de ces artistes énervants qui excellent partout.
D’abord dramaturge (traiteur, aussi), Zahler s’est fait un nom dans le cinéma avec ses séries B saignantes. « Il fait partie de la grande famille des cinéastes dont la mise en scène est ce qui impressionne le plus dès les premières images », analyse Bruno Barde, directeur artistique des festivals de Deauville, Beaune et Gérardmer, qui ont programmé (et souvent primé) les films de Zahler. « On peut deviner chez lui beaucoup d’influences, les plus élogieuses seraient Kubrick, dans sa manière de révéler la violence, et Cronenberg, dans sa façon de magnifier le silence et le carambolage des êtres. » Entre autres joyeusetés, on se souviendra des Indiens cannibales du western Bone Tomahawk, de la ceinture électrique du film de prison « sadien » Section 99 ou de la clé avalée du polar Traîné sur le bitume. Sans oublier une obsession récurrente pour les femmes enceintes – on n’en dira pas plus…
Hélas, l’Hexagone n’a jamais offert une sortie en salles à ces petits bijoux méchants, qui n’ont eu droit qu’à un passage vidéo, malgré Kurt Russell, Mel Gibson, Vince Vaughn ou Jennifer Carpenter au casting. « C’est un cinéaste indépendant, désiré, mais dont la liberté de ton inquiète. On peut penser que les studios croient qu’il s’assagira pour travailler avec eux », analyse Bruno Barde. Aussi, à l’image d’un Tarantino, il s’agit sans doute de l’un des meilleurs dialoguistes, aujourd’hui, à Hollywood, avec un sens inné de la réplique incorrecte et des saynètes amorales qui ne correspondent guère aux valeurs de l’Amérique « woke ».
FACE À DES DILEMMES
Ceux qui ont lu ses romans auront apprécié ses westerns Une assemblée de chacals et Les Spectres de la terre brisée ou son « noir » Exécutions à Victory. Une patte brutale, mais assurément littéraire, que l’on retrouve dans sa dernière livraison, épatante : Dédale mortel. Parce qu’il estime que son activité professionnelle dépasse le simple proxénétisme, Darren Tasking se décrit comme un « entrepreneur ». Son principal talent consiste à manipuler autrui – en particulier les femmes qu’il compte recruter comme entraîneuses pour ses quatre salons clandestins de Great Crown, en Floride. Il jette son dévolu sur Erin, effeuilleuse paumée et couverte de dettes, dont un nouveau stratagème d’une perversité achevée abolit ses réticences pour la prostitution. Celle-ci entame alors une préparation méticuleuse à l’extrême sous la férule de son souteneur, qui ne laisse rien au hasard : Erin présente un rare potentiel dans le métier, « des protéines dans le cerveau » en prime.
Tout l’intérêt de la patiente mise en place de Dédale mortel consiste à saisir l’étendue de la froide ingéniosité que « Task » déploie au quotidien depuis un séjour en prison évitable, évoquant par moments le Parker de Richard Stark (alias Donald Westlake). Le beau gosse gominé, soucieux du moindre risque, ne s’autorise ni loisirs ni amours. En tant que patron, il délègue le moins possible et son mode opératoire exclut la violence.
Mais ce phobique de l’imprévu doit composer avec deux types d’intrus : les mafieux russes, qu’il est contraint d’appeler en renfort après le meurtre d’un associé, et les sentiments troubles qu’il se sent éprouver à l’égard d’une Erin transfigurée sous son emprise.
Si S. Craig Zahler nous fait miroiter un dénouement heureux, ses habitués s’attendront à la dévastation soudaine du petit monde que Task contrôlait avec tant de soin. Reste à découvrir les choix auxquels ce dernier sera contraint face à des dilemmes d’une sidérante noirceur. L’auteur insère dans le récit des respirations humoristiques réussies, comme lorsque Task se fait baby-sitter puis agent matrimonial, lorsqu’un usurier brutal se régale de catch télévisé ou quand le patron du club de striptease punit Erin avec une rédaction sur Martin Luther King à écrire. Mais l’amoralité radicale des personnages comme l’empathie qu’on leur portera malgré tout suscitent à dessein un malaise profond. Dire que leur motivation première à tous était d’oublier à jamais les offres promotionnelles des supermarchés à bas prix…