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. L’événement : S. Craig Zahler

- Antoine Faure et Baptiste Liger

À la fois cinéaste, dialoguist­e, romancier et leader d’un groupe de heavy metal, l’Américain s’est fait un nom auprès des amoureux d’histoires saignantes et incorrecte­s. À l’image de son dernier bijou noir, Dédale mortel, ou les mésaventur­es d’un souteneur dépassé par ses propres manigances…

Baudelaire écrivait : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté/Luxe, calme et volupté ». S’il est du genre « fleur du mal », S. Craig Zahler n’a toutefois rien d’un dandy contemplat­if. Cet esthète de la violence relèverait même du « garçon boucher » – au sens musical, puisque ce bon gars de Floride (désormais new-yorkais) joue dans un groupe de heavy metal, Realmbuild­er, où il officie en tant que batteur et parolier. Un homme de lettres, donc, qui rejoint la liste de ces artistes énervants qui excellent partout.

D’abord dramaturge (traiteur, aussi), Zahler s’est fait un nom dans le cinéma avec ses séries B saignantes. « Il fait partie de la grande famille des cinéastes dont la mise en scène est ce qui impression­ne le plus dès les premières images », analyse Bruno Barde, directeur artistique des festivals de Deauville, Beaune et Gérardmer, qui ont programmé (et souvent primé) les films de Zahler. « On peut deviner chez lui beaucoup d’influences, les plus élogieuses seraient Kubrick, dans sa manière de révéler la violence, et Cronenberg, dans sa façon de magnifier le silence et le carambolag­e des êtres. » Entre autres joyeusetés, on se souviendra des Indiens cannibales du western Bone Tomahawk, de la ceinture électrique du film de prison « sadien » Section 99 ou de la clé avalée du polar Traîné sur le bitume. Sans oublier une obsession récurrente pour les femmes enceintes – on n’en dira pas plus…

Hélas, l’Hexagone n’a jamais offert une sortie en salles à ces petits bijoux méchants, qui n’ont eu droit qu’à un passage vidéo, malgré Kurt Russell, Mel Gibson, Vince Vaughn ou Jennifer Carpenter au casting. « C’est un cinéaste indépendan­t, désiré, mais dont la liberté de ton inquiète. On peut penser que les studios croient qu’il s’assagira pour travailler avec eux », analyse Bruno Barde. Aussi, à l’image d’un Tarantino, il s’agit sans doute de l’un des meilleurs dialoguist­es, aujourd’hui, à Hollywood, avec un sens inné de la réplique incorrecte et des saynètes amorales qui ne correspond­ent guère aux valeurs de l’Amérique « woke ».

FACE À DES DILEMMES

Ceux qui ont lu ses romans auront apprécié ses westerns Une assemblée de chacals et Les Spectres de la terre brisée ou son « noir » Exécutions à Victory. Une patte brutale, mais assurément littéraire, que l’on retrouve dans sa dernière livraison, épatante : Dédale mortel. Parce qu’il estime que son activité profession­nelle dépasse le simple proxénétis­me, Darren Tasking se décrit comme un « entreprene­ur ». Son principal talent consiste à manipuler autrui – en particulie­r les femmes qu’il compte recruter comme entraîneus­es pour ses quatre salons clandestin­s de Great Crown, en Floride. Il jette son dévolu sur Erin, effeuilleu­se paumée et couverte de dettes, dont un nouveau stratagème d’une perversité achevée abolit ses réticences pour la prostituti­on. Celle-ci entame alors une préparatio­n méticuleus­e à l’extrême sous la férule de son souteneur, qui ne laisse rien au hasard : Erin présente un rare potentiel dans le métier, « des protéines dans le cerveau » en prime.

Tout l’intérêt de la patiente mise en place de Dédale mortel consiste à saisir l’étendue de la froide ingéniosit­é que « Task » déploie au quotidien depuis un séjour en prison évitable, évoquant par moments le Parker de Richard Stark (alias Donald Westlake). Le beau gosse gominé, soucieux du moindre risque, ne s’autorise ni loisirs ni amours. En tant que patron, il délègue le moins possible et son mode opératoire exclut la violence.

Mais ce phobique de l’imprévu doit composer avec deux types d’intrus : les mafieux russes, qu’il est contraint d’appeler en renfort après le meurtre d’un associé, et les sentiments troubles qu’il se sent éprouver à l’égard d’une Erin transfigur­ée sous son emprise.

Si S. Craig Zahler nous fait miroiter un dénouement heureux, ses habitués s’attendront à la dévastatio­n soudaine du petit monde que Task contrôlait avec tant de soin. Reste à découvrir les choix auxquels ce dernier sera contraint face à des dilemmes d’une sidérante noirceur. L’auteur insère dans le récit des respiratio­ns humoristiq­ues réussies, comme lorsque Task se fait baby-sitter puis agent matrimonia­l, lorsqu’un usurier brutal se régale de catch télévisé ou quand le patron du club de striptease punit Erin avec une rédaction sur Martin Luther King à écrire. Mais l’amoralité radicale des personnage­s comme l’empathie qu’on leur portera malgré tout suscitent à dessein un malaise profond. Dire que leur motivation première à tous était d’oublier à jamais les offres promotionn­elles des supermarch­és à bas prix…

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 ??  ?? DÉDALE MORTEL (THE SLANTED GUTTER) S. CRAIG ZAHLER TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JANIQUE JOUIN DE LAURENS, 560 P., GALLMEISTE­R, 24,80 €. EN LIBRAIRIES LE 3 JUIN.
DÉDALE MORTEL (THE SLANTED GUTTER) S. CRAIG ZAHLER TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JANIQUE JOUIN DE LAURENS, 560 P., GALLMEISTE­R, 24,80 €. EN LIBRAIRIES LE 3 JUIN.

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