. Littérature étrangère
Aucun genre littéraire ni aucun canon ne résistent à la voix et à la quête de sens de l’artiste britannique Kae Tempest (et non plus Kate). Comme le prouvent son récit intime et son conte poétique qui viennent de paraître en France.
C’était le 2 février 2018, à la Maison de la Poésie de Paris. Crinière blonde, chemise beige, Kate Tempest, 33 ans, récite à voix haute les premières pages de son premier roman, Écoute la ville tomber. Paru en janvier de la même année aux éditions Rivages, il relate l’histoire de trois trentenaires qui fuient Londres, une valise d’argent à la main. Une ambiance de polar pour raconter les soirées à s’oublier dans la fête, et l’avenir qui tarde à venir. Les phrases claquent comme des paroles de chanson. Le rythme est séquencé, la prose scandée, irrésistible. « On aurait dit une pythie », se souvient son éditrice, Nathalie Zberro.
ÉTOILE LONDONIENNE
La foule acclame l’artiste, qui se rassoit, puis se relève pour être debout comme son public. « Je me souviens de cette soirée, car je n’avais pas mesuré à quel point Kate Tempest était attendue et repérée en France. La salle était plus que pleine, et la ferveur était palpable », confie Olivier Chaudenson, le directeur de la scène littéraire. À l’époque, Tempest a vendu son premier roman à 100 000 exemplaires au Royaume-Uni et enflamme la scène hip-hop londonienne depuis plus de quinze ans. Elle a obtenu le prestigieux prix Ted Hughes en 2013 pour son recueil de poèmes Les Nouveaux Anciens. C’est une « fable contemporaine mythique qui n’épouse aucun carcan formel », déclare l’éditrice Claire Stavaux, qui a créé la collection « Des écrits pour la parole » pour l’accueillir en 2018 aux éditions de L’Arche.
En 2018, Kate Tempest est aussi une dramaturge – ses pièces Fracassés et Inconditionnelles seront traduites à L’Arche en 2018 et 2020 – et compte déjà plusieurs albums dans sa discographie, dont Everybody Down et Let Them Eat Chaos. Outre-Manche, la star du « spoken word » passe à la télévision et figure en tête d’affiche de grands festivals. Rien d’étonnant, donc, à ce que les billets de la Maison de la Poésie soient partis en quarante-huit heures, laissant de nombreux fans dans le désarroi.
MÉLANGE DES GENRES
En août 2020, l’artiste a annoncé sur son compte Facebook sa non-binarité, son nouveau prénom, Kae, et a demandé qu’on utilise à son endroit le pronom « they » (traduit « iel » en français). En avril
dernier, « iel » n’a accordé qu’une seule interview en France – à Augustin Trapenard, dans son émission Boomerang sur France Inter. Son nouvel essai, Connexion, écrit pendant le confinement, livre ses réflexions sur l’importance de la création artistique dans nos vies et l’urgence de se « connecter » aux autres et à soi-même, puis glisse peu à peu vers l’autobiographie. L’artiste y raconte comment la musique l’a métamorphosé(e), et la lecture de Jung l’a sauvé(e). On comprend aussi que Kae Tempest a profité de cette période pour calmer le jeu après une sorte de burn out – l’enchaînement des tournées et des performances ces dernières années l’ayant laissé(e) éreinté(e).
Si ses livres marchent moins bien en France qu’outre-Manche – 20 000 exemplaires de son premier roman ont été vendus, éditions grand format et poche confondues –, Kae Tempest captive un large public par la fluidité des genres abordés, le rythme dansant de ses phrases, son désir de raconter des histoires avant tout en décloisonnant toutes les formes littéraires, ainsi que les oeuvres elles-mêmes.
Ainsi, il n’est pas rare que des personnages circulent d’un album à un roman, que des chansons et des partitions musicales apparaissent dans une pièce, ou une prose versifiée dans son récit Connexion, construit comme un concert (« Installer le matos », « Balances », « Portes », « Première partie »), ou qu’un décor de théâtre soit installé au début d’un recueil de poésie, comme dans Étreins-toi : « Imagine la scène : / Un garçon de quinze ans. / Avec des rêves ordinaires / Un quotidien anodin. » Ce nouveau conte poétique suit la trajectoire d’un adolescent qui sera, tel Tirésias, transformé en femme par Héra, et qui errera dans cette nouvelle peau jusqu’à trouver son propre soi. Là encore, des ponts sont jetés entre les oeuvres, Connexion et Étreins-toi racontant deux histoires de renaissance.
Ses écrits abordent de nombreux thèmes : l’amour, la folie, l’enfermement, la ville de Londres – dont le quartier populaire du sud-est de Londres où l’artiste est né(e) Kate Esther Calvert en 1985 –, le destin, les grandes espérances et désillusions de la jeune génération. « Il y a aussi chez Kae Tempest une lucidité de la noirceur de la vie humaine dans ce qu’elle a de plus individualiste, dégoûtant, harassant, injuste. En même temps, il y a une sorte d’incandescence pour rester vivant au sein de la déshérence contemporaine. “Iel” cherche les connexions, la beauté malgré tout », commente Claire Stavaux.
COMPRENDRE COMMENT VIVRE
Décrire la vie éreintante d’une caissière de supermarché ou une dispute conjugale entre Zeus et Héra participe de la même quête pour Tempest : comprendre comment vivre. Car, derrière l’apparente simplicité de son expression, des références nourries à plusieurs sources nous font signe. La mythologie grecque, le hip-hop, le théâtre dit « In-Yer-Face » ou « coup-de-poing », né à Londres dans les années 1990, et partout Shakespeare – pour le sens du tragique, du destin et même la versification. « C’est un(e) artiste de la synthèse, une personne extrêmement cultivée, qui a un rapport avec la culture très intuitif, et la rend accessible. C’est ce qui m’a séduite tout de suite, car c’est très rare. Kae sait tout faire », affirme Nathalie Zberro, qui la publie désormais à L’Olivier. Un avis partagé par le jury de la Biennale de Venise, qui lui remettra le Lion d’argent pour l’ensemble de son oeuvre poétique en novembre prochain.
LA MYTHOLOGIE GRECQUE, LE HIP-HOP, ET SHAKESPEARE POUR LE SENS DU TRAGIQUE