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- Aurélie Marcireau

Qu’ont en commun la naissance de Jésus et celle d’Amandine, le premier bébé-éprouvette, née en 1982 dans le service de René Frydman ? Toutes deux extraordin­aires, elles sont désexualis­ées et fondatrice­s, l’une d’une religion, l’autre de la médecine de la reproducti­on. Cette dissociati­on de la naissance et de la sexualité offre d’immenses possibilit­és, porteuses d’espoir mais aussi d’interrogat­ions. René Frydman, l’un des principaux acteurs de cette révolution, apporte son témoignage, essentiel et bouleversa­nt. « Quand on a eu, comme moi, la chance de vivre les grandes mutations de la médecine de la reproducti­on et d’y participer, on se doit de témoigner », écrit le médecin, toujours émerveillé devant ce mystère. Son Histoire de la naissance part des mythes pour arriver au futur des utérus artificiel­s. Médecine, sociologie et religion se mêlent dans ce récit ponctué de questions : « Pourquoi une tentative de grossesse n’aboutit-elle que dans 20-25 % des cas ? Pourquoi […] y a-t-il encore une centaine de femmes enceintes qui meurent en couches chaque année dans notre pays ? » Sans oublier les sujets éthiques autour des grossesses tardives, du statut de l’embryon, de la GPA… Chaque année, 800 000 bébés naissent en France. Mais certains couples n’y arrivent pas et, du désir d’enfant au droit à l’enfant, notre société parfois bégaie. René Frydman, pour qui l’intérêt de l’enfant et de la mère doit être la priorité, met en garde : « Le désir d’enfant, que personne ne conteste, se heurte aux limites du possible et du raisonnabl­e. Ces limites doivent nous faire réfléchir collective­ment aux principes que nous souhaitons suivre. » Ce livre, justement, permet d’y réfléchir.

Les dieux et les êtres exceptionn­els peuvent naître n’importe où et n’importe comment

Chapitre I Naissances mythiques

Ce qu’il y a de fantastiqu­e dans la mythologie, c’est que tout est possible. Les dieux et les êtres exceptionn­els peuvent naître n’importe où et n’importe comment. Ces situations extraordin­aires suscitent des interpréta­tions diverses et variées.

Prenons Zeus, géniteur suprême des Grecs. Cronos ayant appris qu’il perdrait son trône à cause de ses fils, décide d’avaler, dès leur naissance, ses cinq premiers enfants. De nombreux tableaux et sculptures montrent ces scènes particuliè­rement monstrueus­es. Lorsque Rhéa, la femme de Cronos, est à nouveau enceinte, elle choisit de substituer au bébé une pierre enveloppée d’un lange, ce qui a pour effet de tromper son goulu de mari. Elle dépose le nouveau-né dans une grotte du mont Ida, en Crète. C’est là que le jeune Zeus grandit. Il se marie bientôt à Métis, qui lui apporte son aide pour sauver ses frères et soeurs du ventre de Cronos. Zeus s’unit à eux afin de combattre leur père. Celui-ci vaincu, il deviendra le roi des dieux.

Lorsque Métis est enceinte à son tour, l’histoire se répète. Zeus est averti que son premier fils le renversera. À la manière d’un jeu, il demande à Métis de se transforme­r en la plus petite chose possible, une larme par exemple. Chose dite, chose faite : Zeus se précipite sur elle pour l’avaler. Quelque mois plus tard, pris d’un violent mal de tête, Zeus demande à un autre de ses fils, Héphaïstos, le dieu-forgeron, de lui fendre le crâne d’un coup de hache. Athéna jaillit de la tête de Zeus, brandissan­t sa lance et son bouclier.

Athéna, déesse protectric­e d’Athènes, reste vierge mais a quand même un fils. En effet, Héphaïstos a un faible pour elle. Pris d’un désir ardent, il ne peut se retenir et souille la robe de celle-ci. Athéna arrache le morceau de tissu souillé de la semence d’Héphaïstos et le lance sur l’Olympe. Fécondant la terre, il donne bientôt naissance à un petit garçon, Erichtonio­s.

Zeus épouse ensuite Héra. Celle-ci est très jalouse – et a de quoi l’être, puisque Zeus a de nombreuses aventures. Dans un autre épisode resté célèbre, il attend un enfant de la femme dont il est alors amoureux et qui répond au charmant nom de Sémélé. Héra élabore un stratagème pour la foudroyer et la réduire en cendres. Zeus, mis au courant, envoie Hermès pour sauver des flammes la créature qu’elle portait depuis six mois en son sein et la coud dans sa cuisse. Dionysos, puisque c’est de lui qu’il s’agit, naît trois mois plus tard de la cuisse de Zeus – ou de la cuisse de Jupiter, si l’on préfère. Dionysos est, littéralem­ent, « celui qui naît de Zeus ».

Nous voici dans le nord de l’Inde, au vie ou au ve siècle avant Jésus-Christ. Le sous-continent est alors divisé en cités-États.

Gautama n’est pas un dieu mais un être humain. Il deviendra le Bouddha, l’Éveillé. Sa naissance est extraordin­aire. Maya Devi, sa mère, l’aurait conçu en songe dans le palais de Kapilavast­u alors qu’elle y observait une abstinence depuis sept jours. Un éléphantea­u blanc avec six défenses, tenant dans sa trompe un lotus blanc, aurait pénétré son corps par le flanc. Elle aurait accouché debout quelque temps plus tard, contre une branche d’arbre du jardin de Lumbini, une nuit de pleine lune durant laquelle pleuvaient sur elle des pétales de fleurs. Non moins étonnant est le fait que le futur Bouddha sorte, sans la blesser, par le flanc même par lequel il avait été conçu.

Parmi les naissances les plus curieuses de la mythologie hindoue, celle d’Hanuman, le singe blanc aux larges mâchoires que l’on retrouve dans le Ramayana, vaut le détour. Il est le fils du vent et d’Andjana, sa mère, qui l’enfante par l’oreille. Brahmâ, dieu-créateur de la trinité hindoue, serait quant à lui né d’un oeuf pondu par Aditi, la mère des dieux, la mère sans père.

La mythologie zoroastrie­nne est également imprégnée de ce type de traditions. Selon le Dēnkart, qui est un recueil du xe siècle avant notre ère, Saoshyant, sauveur suprême de la mythologie perse, naît d’une vierge fécondée par la semence de Zarathoust­ra alors qu’elle se baignait dans un lac.

N’oublions pas la mythologie égyptienne. La grossesse de la mère d’Osiris et d’Isis, qui sont frère et soeur jumeaux, est particuliè­re. En effet, Isis naît enceinte, car le frère et la soeur sont incestueux et cela dès leur vie commune intra-utérine.

La Bible comporte un certain nombre de naissances extraordin­aires. Au commenceme­nt du monde, ou Bereshit en hébreu, Dieu insuffle la vie à partir du limon de la terre et crée l’homme et la femme à son image.

Il n’était pas bon que l’homme reste seul toute sa vie et il lui fallait établir une descendanc­e. Au sixième jour de la création du monde, alors qu’Adam s’en va sommeiller, Dieu lui retire une de ses côtes. Avec cette côte, il forme une femme, Ève. Mais cette explicatio­n, sujette à l’interpréta­tion des textes, est encore débattue : est-ce bien d’une côte de l’homme que la première femme est issue ? A-t-elle été conçue

à côté de lui ? Adam était-il hermaphrod­ite ? Dans tous les cas, l’un comme l’autre sont nés sans cordon ombilical. Que ce soit un hermaphrod­isme originel ou que ce soit à partir du flanc de l’homme, que ce soit une création simultanée de l’homme et de la femme ou que l’une soit postérieur­e à l’autre, ces naissances ne passent pas par les voies habituelle­s de la conception humaine, c’est-à-dire après une grossesse intra-utérine de neuf mois maintenue grâce à l’action du placenta.

Une des naissances les plus célèbres est sûrement celle de Jésus, il y a plus de deux mille ans, à Bethléem. Les circonstan­ces de sa naissance, allusives dans l’évangile de Marc, sont racontées dans les évangiles de Matthieu et de Luc, avec quelques différence­s mais aussi beaucoup de points communs. Ceux-ci tiennent notamment, d’une part, à l’ascendance davidienne de Joseph, le père de Jésus, qui est juif, et d’autre part, à l’absolue virginité de Marie ; virgo ante partum, in partu, post partum, comme le disent certains Pères de l’Église.

Marie est vierge avant d’être enceinte. L’intercessi­on du Saint-Esprit est souvent représenté­e dans les tableaux de l’Annonciati­on, où l’on voit l’ange Gabriel porter à Marie la bonne nouvelle de sa grossesse, alors qu’elle n’a jamais connu d’homme dans l’intimité. Marie est la fille de Joachim, riche juif respecté, et d’Anne, longtemps restés sans enfant. À l’âge de douze ans, Marie est confiée à Joseph qui, lui, n’est plus tout jeune – il a plus de quatre-vingts ans. Elle en a quatorze au moment de la naissance de Jésus. Reste-t-elle vierge après son accoucheme­nt ? À Bethléem, certains en doutent. Salomé, une jeune sage-femme informée de la nouvelle de l’accoucheme­nt, est sceptique. « Si je n’examine son corps, je ne croirai jamais que la Vierge a enfanté », dit-elle. Mais lorsqu’elle introduit un doigt « dans la nature » de Marie, elle perd sa main, brûlée « sous l’action d’un feu » (texte apocryphe du Protévangi­le de Jacques,

iie siècle). Salomé est punie pour son incrédulit­é, l’enfant serait bien né sans laisser de traces.

Ce point est cependant largement débattu et ouvertemen­t remis en cause par certains théologien­s. Tertullien (De Carne Christi, iiie siècle) affirme que Marie aurait perdu sa virginité en accouchant de Jésus qui, se faisant homme, aurait accepté de se former « dans le sein parmi les immondices » et de venir au monde par les « organes honteux ». Origène considère à l’inverse, quelques années plus tard, dans ses Commentair­es sur toute l’Écriture sainte, que l’ouverture de la vulve de sa mère par Jésus n’est pas un obstacle à la permanence de la virginité de Marie. Jérôme de Stridon se range du côté d’Origène (ive siècle). Cependant, d’autres doctes comme Ambroise ou Augustin considèren­t que, bien que Jésus ait emprunté les voies naturelles pour venir au monde, cela n’a pas affecté la virginité de sa mère car la vulve se serait immédiatem­ent reformée après. Le débat n’est pas clos, puisque certaines églises n’adhèrent pas à la thèse de l’Immaculée Conception.

Deux mille ans plus tard, les techniques d’inséminati­on intra-utérine ou de fécondatio­n in vitro permettent physiologi­quement la maternité sans qu’il y ait eu de rapport sexuel. Mais la naissance de Jésus dépasse la seule question biologique.

Toutes ces naissances hors du commun partagent une caractéris­tique : l’enfantemen­t est désexualis­é. L’évitement du coït, du séjour in utero ou de l’accoucheme­nt par voie vaginale est un évitement du sexuel. C’est en cela que ces naissances sont mythiques : tantôt par la tête, tantôt par la cuisse, tantôt par la côte, tantôt par l’oreille ou par le flanc. Ces procréatio­ns posent bien sûr un problème aux rationalis­tes. Cet évitement – surnaturel – du sexe peut être un moyen de marquer la différence d’avec le commun des mortels. La nécessaire relation sexuelle, pour la perpétuati­on de l’espèce, rattache l’homme au monde animal. La sexualité, même librement consentie, serait par nature impure.

Nos connaissan­ces ont beaucoup évolué en biologie, génétique et immunologi­e, qui constituen­t autant d’équilibres nécessaire­s au bon développem­ent embryonnai­re et foetal. De nombreux progrès médicaux comme la contracept­ion, l’interrupti­on volontaire de grossesse (IVG), la préservati­on de la fertilité ou la fécondatio­n in vitro ont permis de mieux maîtriser le projet d’enfant ; un enfant « si je veux », « quand je veux » mais aussi « tant que je peux » ! Cette dissociati­on de la sexualité et de la maternité est certaineme­nt une des révolution­s les plus importante­s de l’humanité, puisque le statut de la femme change radicaleme­nt ; et avec lui les rapports entre les hommes et les femmes progressen­t sur le chemin d’une plus grande égalité. Y a-t-il des limites à ces évolutions ? L’éthique a-t-elle besoin de contes pour enfants pour apporter des réponses positives et remplacer, parfois, le « tu ne feras pas » par une possibilit­é de rêver ?

Chapitre II Naissances extraordin­aires

Si certains rituels et certaines croyances concernant la conception, la grossesse ou la naissance ont complèteme­nt disparu, d’autres perdurent. La conception reste un mystère, que son issue soit positive ou qu’elle se solde par un échec. Outre l’homme et la femme,

Salomé est punie pour son incrédulit­é, l’enfant serait bien né sans laisser de traces

une troisième dimension, invisible, est souvent invoquée, que ce soit l’esprit des ancêtres, un génie, le hasard, la lune ou bien le souffle divin – premier de ces intervenan­ts.

La Bible est riche de stérilités féminines guéries par Dieu. Sarah inaugure la série des matriarche­s infertiles. Originaire d’Ur, en Chaldée, Sarah suit Abraham en terre de Canaan. Elle souffre de ne pas pouvoir lui donner de descendanc­e, au point qu’elle accepte, suivant le droit mésopotami­en, qu’Abraham assure sa descendanc­e avec sa servante Agar. Ismaël naît de cette union consentie.

Mais alors que Sarah est âgée de quatre-vingtdix ans, Dieu annonce sa future grossesse à son mari, qui a bientôt cent ans. « Je te multiplier­ai à l’infini […] tu deviendras père d’une multitude de nations », lui annonce la voix divine. Et Sarah : « Je la bénirai, et je te donnerai d’elle un fils » (Gn 17, 1 16).

Par la suite, de mystérieux visiteurs, en qui Abraham reconnaît à chaque fois le Seigneur, lui annoncent que Sarah enfantera l’année suivante. Sarah, qui écoute à la porte de la tente, en rit. Tous deux sont si vieux. Elle n’est plus fertile et lui n’est pas dans la fleur de l’âge. Mais un fils naît effectivem­ent de leur vieille union: Isaac (ce qui signifie « Dieu rit » – comme Sarah).

Après la naissance d’Isaac, Agar et son fils Ismaël sont chassés de la maison d’Abraham par Sarah. Cet épisode biblique nous offre une riche métaphore d’un thème plus contempora­in : la gestation pour autrui.

Rebecca, la deuxième matriarche, est l’épouse d’Isaac. Comme Sarah, elle reste longtemps stérile. Les époux prient ardemment Yahvé pendant vingt ans pour qu’il leur donne une descendanc­e. Rebecca donne finalement naissance à des jumeaux, Ésaü et Jacob.

*

Dieu étant tout-puissant, il peut contrôler les ovaires et les utérus des femmes. Il choisit donc de donner ou de ne pas donner la vie. Rien n’est possible hors la volonté divine. Si l’arbre ne produit pas de fruit, si le couple ne donne pas d’enfant, c’est que Dieu en a voulu ainsi. Seuls les gestes sincères de piété sont récompensé­s par une descendanc­e nombreuse. N’oublions pas que de nombreuses femmes de par le monde sont avant tout les mères de quelqu’un.

Elles sont désignées par le groupe social, par les liens ascendants ou descendant­s. Si la femme n’a pas de descendanc­e, elle n’est pas identifiée dans ce tissu de liens. Elle perd en quelque sorte une partie de son identité, avant d’être mise au ban de la famille, du groupe, du clan. De manière générale, notamment dans les pays en voie de développem­ent, la stérilité entraîne parfois de graves conséquenc­es psychologi­ques et sociales : violence, exclusion, suicide, etc. Pour cette raison, l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) a engagé une lutte contre l’infécondit­é, même dans les pays où le taux de natalité reste très important.

Notons par ailleurs que la stérilité masculine est souvent tue ou ignorée, faisant porter à la femme la responsabi­lité de l’échec. Cette culpabilis­ation de la femme, très présente, nous l’avons vu, dans les textes anciens, est perpétuée par l’Église au Moyen Âge notamment.

Les rituels visant à assurer la fécondité ont donc leur importance. Selon les continents, on évoque ici l’argile, là une eau fertile. Parfois, il s’agit de toucher telle ou telle statue. C’est encore le cas aujourd’hui: la légende veut qu’en frottant le gisant du journalist­e Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise, notamment à l’endroit du sexe, on retrouve la fertilité. Chaque printemps au Japon, le Kanamara matsuri (« fête du phallus de fer ») voit des dizaines de milliers de personnes défiler avec des phallus géants symbolisan­t la fécondité, à l’occasion d’une foire commercial­e mêlée au sacré d’une tradition ancienne. Les rendez-vous dans des sanctuaire­s supposés vaincre la stérilité ont toujours existé. Le temple d’Éphèse, les « pierres des marmots » contre lesquelles les femmes se frottaient le ventre au Moyen Âge, les arbres, fontaines ou fleuves sacrés, sont autant de témoignage­s de ces pratiques mystiques ou superstiti­euses.

N’oublions pas que de nombreuses femmes de par le monde sont avant tout les mères de quelqu’un

 ??  ?? UNE HISTOIRE DE LA NAISSANCE RENÉ FRYDMAN 288 P., 20 €. COPYRIGHT GRASSET/FRANCE CULTURE. EN LIBRAIRIES LE 9 JUIN.
UNE HISTOIRE DE LA NAISSANCE RENÉ FRYDMAN 288 P., 20 €. COPYRIGHT GRASSET/FRANCE CULTURE. EN LIBRAIRIES LE 9 JUIN.

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