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Portrait de personnage

- STÉPHANIE HOCHET

Pour me peindre, seuls les plus grands, les génies, se sont sentis à la hauteur. Pourriez-vous penser à plus grands que Picasso et Dalí ? Ma triste figure a marqué à jamais leur imaginatio­n. Selon Dalí, je suis un double mystique, un écorché de l’inspiratio­n christique. Hanté par des images célestes, je me hisse sur un Rossinante aux pattes arachnéenn­es pour combattre des ennemis cachés dans des moulins à vent aux ailes coulantes. Ou alors, j’explose d’extase devant une apparition de la dame de mes pensées, Dulcinée du Toboso. Une femme vertueuse à la modestie la plus admirable. Ne trouvez-vous pas que Dalí s’identifie à moi ? N’est-il pas tout entier chevalier servant pour Gala, sa femme idolâtrée ? N’est-il pas ce conquérant de la beauté absolue à la silhouette longue et maigre comme une croix chrétienne ? Picasso aussi me rend hommage. Ce n’est pas qu’il me voie comme un torero, mais j’apparais sous des traits aussi affûtés que ses matadors et que ses divins taureaux. Il n’oublie pas mon compagnon écuyer, Sancho Panza. Ce brave homme parfois tellement naïf qu’il imagine qu’une armée a pris les traits de troupeaux de brebis ! Je lui ai montré que je n’étais pas dupe. Je vois ce qui est quand mon brave Sancho est facilement envoûté par les fantômes et autres créatures infernales. Si je n’étais pas là, lucide et courageux, qu’en serait-il du monde ?

Un livre, peut-être ?

Chère amie, si je devais choisir un livre, ce serait Amadis

de Gaule, ma référence absolue en matière de chevalerie. J’ai bien peur que, si je n’avais levé le glaive, le chaos eût régné dans ce monde. Des géants parcourent notre terre espagnole et lancent des sorts. Nous, chevaliers, avons fait don de notre vie pour redresser les torts.

Néanmoins, vous avez subi quelques revers.

Je ne m’en souviens pas. Et ne prenez pas ce ton supérieur. J’ai une fierté d’hidalgo, je vous le rappelle.

Pourquoi avoir fait croire à Sancho qu’il allait régner sur une île ?

Mais parce qu’il y est destiné ! Tout chevalier digne de ce nom qui remporte des territoire­s est reconnaiss­ant envers son fidèle écuyer. Sancho, bien que né dans le purin, est destiné à devenir gouverneur. Vos dirigeants actuels sont-ils autre chose que les descendant­s des paysans ? Vos présidents sont les petits-fils de Panza !

Il a quitté sa femme et ses champs pour vous suivre, et il n’est toujours pas gouverneur.

La patience est une vertu que votre époque a perdue quand elle est incontourn­able pour nous autres, héros dévoués aux plus nobles causes. N’ai-je pas attendu toute ma vie la dame de mes pensées ?

Oui, d’ailleurs vous ne l’avez jamais vue. Elle n’en est que plus chère à mon coeur.

Comment aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas ? C’est la meilleure façon d’aimer, la plus haute.

L’un des plus grands moments de votre vie est sans doute votre adoubement dans ce château que certains qualifiaie­nt d’auberge, où des dames aux tenues suggestive­s vous applaudiss­aient.

Je n’ai jamais été aussi flatté de ma vie. C’était avant les tensions avec Sancho.

Rappelez-m’en la cause ?

Le mage Merlin m’est apparu pour m’apprendre une triste nouvelle : Dulcinée avait été envoûtée et le sort ne cesserait que si Sancho se donnait trois mille coups de fouet sur les fesses.

Il se tait avant d’ajouter :

Que sont trois mille coups de fouet sur les fesses quand l’esprit chevaleres­que est à sauver ?

SI JE N’ÉTAIS PAS LÀ, QU’EN SERAIT-IL DU MONDE ?

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