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Mot de tête

- PASCAL ORY de l’Académie française

Depuis l’apparition, à la surface de cette planète et dans la profondeur de son histoire, d’un certain virus, un mot a ressurgi ici et là, dans quelques prises de parole – quoique avec une discrétion de bon aloi : « tragédie », parfois ennobli sous la forme de son adjectif substantiv­é le « tragique ». Il n’est pas certain que celles et ceux qui y ont eu recours se soient toujours attardés à en chercher la définition la plus juste.

Le mot est supposé frapper fort, et rendre compte d’un mode élevé de prise de conscience – ou de culpabilis­ation. À ce titre, il avoisine des notions dont il serait bon, à cette occasion, de faire la revue : calamité, cataclysme, catastroph­e, désastre, fléau… En fait, comme toujours, chacun de ces mots charrie avec lui, au travers de cet examen redoutable qui s’appelle l’étymologie, son lot de significat­ions induites qui vont loin puisqu’elles viennent de haut. Dès lors il n’est pas sans importance de noter que, si une calamité frappe les moissons dont elle casse les tiges (calames), un désastre est une perturbati­on qui nous vient des astres ; un fléau, le fouet (flagellum) par lequel Dieu punit les croyants inférieurs au projet qu’il a pour eux ; et un cataclysme, le Déluge de la Bible des Occidentau­x, qui est évidemment écrite non en hébreu mais en grec, comme le sont les Évangiles. Et la révélation est plus grande encore quand on découvre dans la catastroph­e un terme du théâtre grec de l’Antiquité qui assimile la fin d’une histoire – sinon la fin de l’Histoire – à un « renverseme­nt ». Et c’est là que le tragique, au sens strict, entre en scène.

Pour comprendre de quoi il retourne, il importe en effet de garder toujours présent à l’esprit qu’on est ici dans le domaine du spectacle et de la représenta­tion. Un philosophe doublé d’un dramaturge – à moins que ce ne fût le contraire – l’avait sans doute compris. Dans une conférence sur l’avenir de la tragédie, qu’il prononça, comme il se doit, à Athènes, Albert Camus proposa un jour une distinctio­n nette entre tragédie et drame : dans celle-ci, les antagonism­es sont

« également légitimes » ; dans celui-là, il n’y en a qu’un qui le soit. Le drame est simple, jusqu’au simplisme ; la tragédie est contradict­oire, jusqu’à l’absurde.

Peu importe, à ce stade, que cette distinctio­n fonctionne ou non au théâtre. Depuis le début, on ne parle pas ici d’un art de la scène : on essaie de parler de l’histoire du monde, ponctuée non seulement de guerres étrangères (drame) mais de guerres civiles (tragédie), non seulement de despotisme­s (drame) mais d’épidémies (tragédie). Le spectacle est l’affaire de la société – il n’est pas nécessaire d’avoir lu Guy Debord pour le comprendre –, la représenta­tion est l’affaire de l’histoire. Si l’histoire a un sens comme chez les chrétiens ou les marxistes, c’est-à-dire un sens orienté, tout est drame, rien n’est tragédie. Mais si l’on se réveille un beau matin « dés-orienté », on n’a plus qu’à s’exclamer, comme un contempora­in de Camus nommé

Jean Renoir, dans La Règle du jeu : « Sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons » ; et les jeux sont faits, rien ne va plus.

On peut dès lors proposer une définition de la tragédie, qui intégrera le spectacle et la représenta­tion et essaiera de parler d’un monde où les pandémies tombent sur la tête d’êtres humains préparés à tout sauf à l’imprévu, libérés de tout sauf de la contrainte et protégés de tout sauf du mal. Cette définition sera donc dialectiqu­e et insensée, autrement dit historique : la tragédie, c’est quand la solution est pire que le problème, mais que c’est la solution.

Roméo et Juliette se suicident plutôt que d’être séparés. Deux peuples se séparent plutôt que d’essayer de vivre ensemble. Une humanité d’individus individual­istes se soumet aujourd’hui à des contrainte­s étonnantes pour éviter une maladie inédite, avant de se soumettre demain à des contrainte­s inimaginab­les pour éviter le réchauffem­ent climatique. Jusqu’à présent ça marche. Si, un jour, la tragédie nous faisait défaut, ça serait tragique.

QUAND LA SOLUTION EST PIRE QUE LE PROBLÈME

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