Mot de tête
Depuis l’apparition, à la surface de cette planète et dans la profondeur de son histoire, d’un certain virus, un mot a ressurgi ici et là, dans quelques prises de parole – quoique avec une discrétion de bon aloi : « tragédie », parfois ennobli sous la forme de son adjectif substantivé le « tragique ». Il n’est pas certain que celles et ceux qui y ont eu recours se soient toujours attardés à en chercher la définition la plus juste.
Le mot est supposé frapper fort, et rendre compte d’un mode élevé de prise de conscience – ou de culpabilisation. À ce titre, il avoisine des notions dont il serait bon, à cette occasion, de faire la revue : calamité, cataclysme, catastrophe, désastre, fléau… En fait, comme toujours, chacun de ces mots charrie avec lui, au travers de cet examen redoutable qui s’appelle l’étymologie, son lot de significations induites qui vont loin puisqu’elles viennent de haut. Dès lors il n’est pas sans importance de noter que, si une calamité frappe les moissons dont elle casse les tiges (calames), un désastre est une perturbation qui nous vient des astres ; un fléau, le fouet (flagellum) par lequel Dieu punit les croyants inférieurs au projet qu’il a pour eux ; et un cataclysme, le Déluge de la Bible des Occidentaux, qui est évidemment écrite non en hébreu mais en grec, comme le sont les Évangiles. Et la révélation est plus grande encore quand on découvre dans la catastrophe un terme du théâtre grec de l’Antiquité qui assimile la fin d’une histoire – sinon la fin de l’Histoire – à un « renversement ». Et c’est là que le tragique, au sens strict, entre en scène.
Pour comprendre de quoi il retourne, il importe en effet de garder toujours présent à l’esprit qu’on est ici dans le domaine du spectacle et de la représentation. Un philosophe doublé d’un dramaturge – à moins que ce ne fût le contraire – l’avait sans doute compris. Dans une conférence sur l’avenir de la tragédie, qu’il prononça, comme il se doit, à Athènes, Albert Camus proposa un jour une distinction nette entre tragédie et drame : dans celle-ci, les antagonismes sont
« également légitimes » ; dans celui-là, il n’y en a qu’un qui le soit. Le drame est simple, jusqu’au simplisme ; la tragédie est contradictoire, jusqu’à l’absurde.
Peu importe, à ce stade, que cette distinction fonctionne ou non au théâtre. Depuis le début, on ne parle pas ici d’un art de la scène : on essaie de parler de l’histoire du monde, ponctuée non seulement de guerres étrangères (drame) mais de guerres civiles (tragédie), non seulement de despotismes (drame) mais d’épidémies (tragédie). Le spectacle est l’affaire de la société – il n’est pas nécessaire d’avoir lu Guy Debord pour le comprendre –, la représentation est l’affaire de l’histoire. Si l’histoire a un sens comme chez les chrétiens ou les marxistes, c’est-à-dire un sens orienté, tout est drame, rien n’est tragédie. Mais si l’on se réveille un beau matin « dés-orienté », on n’a plus qu’à s’exclamer, comme un contemporain de Camus nommé
Jean Renoir, dans La Règle du jeu : « Sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons » ; et les jeux sont faits, rien ne va plus.
On peut dès lors proposer une définition de la tragédie, qui intégrera le spectacle et la représentation et essaiera de parler d’un monde où les pandémies tombent sur la tête d’êtres humains préparés à tout sauf à l’imprévu, libérés de tout sauf de la contrainte et protégés de tout sauf du mal. Cette définition sera donc dialectique et insensée, autrement dit historique : la tragédie, c’est quand la solution est pire que le problème, mais que c’est la solution.
Roméo et Juliette se suicident plutôt que d’être séparés. Deux peuples se séparent plutôt que d’essayer de vivre ensemble. Une humanité d’individus individualistes se soumet aujourd’hui à des contraintes étonnantes pour éviter une maladie inédite, avant de se soumettre demain à des contraintes inimaginables pour éviter le réchauffement climatique. Jusqu’à présent ça marche. Si, un jour, la tragédie nous faisait défaut, ça serait tragique.
QUAND LA SOLUTION EST PIRE QUE LE PROBLÈME