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L’atelier d’écriture

- ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT de l’académie Goncourt

Il y a deux sortes d’auteurs : l’un raconte ce qui lui est arrivé, l’autre raconte ce qui ne lui est pas arrivé. Le premier s’appuie sur sa mémoire, le second utilise son imaginatio­n

Longtemps, j’ai hésité en cherchant si cette différence induisait une hiérarchie. Parfois, j’attribuais la supériorit­é à l’imaginatif : il avance au lieu de stagner, il innove davantage qu’il ne reflète, il crée des univers, des histoires, des situations, des personnage­s, authentiqu­e génie démiurgiqu­e – alors mes idoles devenaient Balzac, Dickens, Dostoïevsk­i, Maupassant, Verne, Simenon. À d’autres moments, je me régalais des analyses effectuées par ceux qui parlent d’eux-mêmes – alors mes idoles devenaient Montaigne, Rousseau, Proust, Ernaux. Bref, je vénérais tantôt l’écrivain qui casse le miroir, tantôt celui qui s’y étudie profondéme­nt.

Aujourd’hui, j’ai renoncé à préférer. Pourquoi choisir une figure quand on peut toutes les épouser ? De surcroît, ces deux directions montrent l’étendue de la littératur­e.

D’autant que la frontière entre la fiction et l’autofictio­n s’avère poreuse. L’auteur romanesque se sert évidemment de ses souvenirs, tandis que le mémorialis­te de soi nécessaire­ment retranche, ajoute, arrange, oublie, déforme.

Dans les deux perspectiv­es, il s’agit d’inventer. Soit inventer un monde, soit inventer un regard. Le romancier apporte un paysage inédit, le mémorialis­te apporte un point de vue inédit sur un paysage ancien. Pour le premier, la nouveauté réside dans ce qui advient ; pour le second, la nouveauté gît dans la fouille de l’advenu.

IL FAUT PRODUIRE DE LA VÉRITÉ, PAS REPRODUIRE LA RÉALITÉ

Ensuite le texte exige une forme. Si la pure fiction, fantasque et libre, le permet sans gêne ni retenue, la chronique ou le récit ne jouissent pas de cette aisance : les faits contraigne­nt, ils conservent leur succession spécifique, laquelle est rarement artistique, et ils s’obstinent à refuser l’ordonnance­ment fictionnel. Rien de plus assommant pour la littératur­e que ce concret illettré ! Hélas, la réalité n’a pas assez lu, elle…

Dans les ateliers, cette question précède généraleme­nt les autres : comment écrire sa propre vie ? De nombreuses personnes adoptent l’écriture pour témoigner, se narrer, s’explorer, transforme­r un vécu douloureux et le dépasser, laisser une trace de leur existence. Conseil : mettre d’abord « il » ou « elle » avant de mettre « je ».

Rédigez votre récit de vie comme un récit, justement. La distance que vous octroiera la troisième personne facilitera l’écriture, vous affranchir­a de vous, vous aidera à classer, à discrimine­r, à distinguer l’essentiel de l’accidentel, à passer du chronologi­que au logique. Car vous devez confection­ner une réalité livresque, pas déverser la réalité brute dans un livre.

Un événement qui a lieu dans les faits n’a pas forcément lieu dans une oeuvre. À l’évidence, il ne survient pas si l’on se contente de l’énoncer ; il ne s’y déroulera que si on sait l’amener, le formuler, avec du rythme, du style, puis en saisir les résonances. Il faut produire de la vérité, pas reproduire la réalité.

Le texte achevé, substituez le « je » à la troisième personne, et relisez. Peut-être aurez-vous atteint le mentir-vrai…

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