L’atelier d’écriture
Il y a deux sortes d’auteurs : l’un raconte ce qui lui est arrivé, l’autre raconte ce qui ne lui est pas arrivé. Le premier s’appuie sur sa mémoire, le second utilise son imagination
Longtemps, j’ai hésité en cherchant si cette différence induisait une hiérarchie. Parfois, j’attribuais la supériorité à l’imaginatif : il avance au lieu de stagner, il innove davantage qu’il ne reflète, il crée des univers, des histoires, des situations, des personnages, authentique génie démiurgique – alors mes idoles devenaient Balzac, Dickens, Dostoïevski, Maupassant, Verne, Simenon. À d’autres moments, je me régalais des analyses effectuées par ceux qui parlent d’eux-mêmes – alors mes idoles devenaient Montaigne, Rousseau, Proust, Ernaux. Bref, je vénérais tantôt l’écrivain qui casse le miroir, tantôt celui qui s’y étudie profondément.
Aujourd’hui, j’ai renoncé à préférer. Pourquoi choisir une figure quand on peut toutes les épouser ? De surcroît, ces deux directions montrent l’étendue de la littérature.
D’autant que la frontière entre la fiction et l’autofiction s’avère poreuse. L’auteur romanesque se sert évidemment de ses souvenirs, tandis que le mémorialiste de soi nécessairement retranche, ajoute, arrange, oublie, déforme.
Dans les deux perspectives, il s’agit d’inventer. Soit inventer un monde, soit inventer un regard. Le romancier apporte un paysage inédit, le mémorialiste apporte un point de vue inédit sur un paysage ancien. Pour le premier, la nouveauté réside dans ce qui advient ; pour le second, la nouveauté gît dans la fouille de l’advenu.
IL FAUT PRODUIRE DE LA VÉRITÉ, PAS REPRODUIRE LA RÉALITÉ
Ensuite le texte exige une forme. Si la pure fiction, fantasque et libre, le permet sans gêne ni retenue, la chronique ou le récit ne jouissent pas de cette aisance : les faits contraignent, ils conservent leur succession spécifique, laquelle est rarement artistique, et ils s’obstinent à refuser l’ordonnancement fictionnel. Rien de plus assommant pour la littérature que ce concret illettré ! Hélas, la réalité n’a pas assez lu, elle…
Dans les ateliers, cette question précède généralement les autres : comment écrire sa propre vie ? De nombreuses personnes adoptent l’écriture pour témoigner, se narrer, s’explorer, transformer un vécu douloureux et le dépasser, laisser une trace de leur existence. Conseil : mettre d’abord « il » ou « elle » avant de mettre « je ».
Rédigez votre récit de vie comme un récit, justement. La distance que vous octroiera la troisième personne facilitera l’écriture, vous affranchira de vous, vous aidera à classer, à discriminer, à distinguer l’essentiel de l’accidentel, à passer du chronologique au logique. Car vous devez confectionner une réalité livresque, pas déverser la réalité brute dans un livre.
Un événement qui a lieu dans les faits n’a pas forcément lieu dans une oeuvre. À l’évidence, il ne survient pas si l’on se contente de l’énoncer ; il ne s’y déroulera que si on sait l’amener, le formuler, avec du rythme, du style, puis en saisir les résonances. Il faut produire de la vérité, pas reproduire la réalité.
Le texte achevé, substituez le « je » à la troisième personne, et relisez. Peut-être aurez-vous atteint le mentir-vrai…